Article du Monde Libertaire n°1364 (17-23 juin 2004)
Le spectacle affligeant que nous ont offert tous ces hélicoptères militaires volant en permanence dans le ciel caennais le dimanche 6 juin ne permet pas de penser que la commémoration du Débarquement est celle de la paix.
Tous ceux qui à bord de leurs vieilles jeeps et autres véhicules militaires déclassés ont sillonné les routes de Normandie, habillés des tenues portées par les soldats de l’époque nous démontrent que pour eux l’essentiel n’est pas la paix mais la symbolique guerrière ; se rejouant l’épopée en aventuriers bien protégés par une société policée qui le leur permet, à l’abri du feu infernal subit par tous ces hommes qui ont débarqué sur ces trop fameuses plages et qui tués ne peuvent plus se demander pourquoi, ou pour quoi. Que penser de tous ces petits et grands musées à travers toute la région, publics ou privés, qui au lieu de proposer au promeneur l’horrible vision de la guerre, mettent essentiellement en perspective les objets militaires ramassés par les collectionneurs qui ont su créer leur propre réseau d’échange économique, cotant les insignes, tant nazis que ceux des libérateurs ? Étaler aux fenêtres les drapeaux des nations qui ont participé au débarquement, parfois accompagnés de quelques mannequins en parachute, c’est banaliser l’indécence.
Faut-il penser l’événement ou bien le commémorer ? La réponse nous est donnée par ce spectacle, en effet la commémoration est plus facile à mettre en œuvre, c’est s’attacher au superficiel et à ce qui est visible obligeant à l’économie de l’essentiel : le penser.
Le débarquement n’est pas tant intéressant par ses aspects militaires que pour ses objectifs avoués et inavouables, ses résultats, ses conséquences sur notre présent ? On doit rappeler que les US voulaient placer certaines nations, dont la France qui reçoit Bush en libérateur, sous l’autorité militaire de leurs armées. Les pilotes alliés ont systématiquement rasé des villes de Normandie, tuant exagérément les civils pour aucune raison puisque les armées allemandes étaient essentiellement sur les lieux de combat, et pour faire bonne mesure des villes allemandes, tout ça pour détruire psychologiquement la population ; c’était du massacre gratuit, mais personne ne demandera de compte aux vainqueurs.
À se rappeler en ce mois de juin 2004 ce qui s’est passé sur ces plages on en oublie que cette guerre dite de 39-45, avait commencé avant. Quand osera-t-on dire qu’elle commence au moins en 1933 avec l’avènement hitlérien ? Mais il est vrai que la faire commencer avant les grandes manœuvres c’est chercher à comprendre la montée du nazisme et pourquoi les démocraties du moment pouvaient s’en réjouir, même si les discours donnaient à croire le contraire.
Va-t-on cesser de stigmatiser l’Allemagne, aujourd’hui une locomotive politique de l’Europe libérale, la rendant responsable du passé ? On veut toujours oublier qu’il y avait, aussi, de la résistance en Allemagne nazie et que beaucoup l’ont payé de leur vie, comme ces soldats de la libération fauchés à peine débarqués sur les plages que l’on commémore. Alors arrêtons de penser que les seuls responsables de la barbarie nazie étaient les allemands, ce qui est faux, beaucoup se sont battus contre le régime nazi, alors qu’à la même époque en France certains collaboraient avec le régime honni.
Dans cette commémoration, où les vétérans défilent au pas devant les gouvernants, il y a les grands oubliés de la barbarie nazie : les juifs, morts, exterminés parce que leur seul tort aux yeux des maîtres nazis de l’Allemagne étaient d’être juifs. Les juifs accablés de tous les maux du pays, et des autres pays d’ailleurs. Puisque que les commémoration, c’est aussi le moment du souvenir, souvenons-nous, que dans la France d’avant la guerre, l’antisémitisme était florissant ; l’antisémitisme n’était pas l’apanage de l’Allemagne seule. On peut oser ajouter que l’extermination des Juifs intéressait aussi nos démocraties de l’époque. Mais au fait, les États-Unis, le pays de la liberté et des luttes contre toutes les exclusions, n’oublieraient-ils pas qu’avant guerre ils étaient antisémites ? On va leur rappeler que dans les universités il y avait des quotas d’inscription de juifs. Le grand physicien Feynman, prix Nobel, adulé par les États-Unis, a failli ne pas pouvoir étudier dans les universités américaines, parce qu’il était juif. Et si de nombreux juifs allemands ont pu trouvé refuge aux États-Unis c’est parce qu’ils allaient rendre service à leur nouveau pays d’accueil, sinon le pragmatisme américain ne se serait pas embarrassé de ces migrants : Einstein a été accueilli à bras ouverts pour combien laissés dans l’indifférence et crevant sur la terre de toutes les libertés.
La France reçoit sur le sol normand le président américain, mais comme ce personnage est particulièrement apprécié de tous, l’État français aura eu à s’occuper de sa sécurité et c’est pour ça que dans certains hôpitaux publics, des médecins d’origine maghrébine ou arabe auront été placés en vacances, on ne sait jamais. Étant donné que les grands ennemis de Bush se recrutent parmi les islamistes, c’est faire en France même, l’amalgame entre arabe et islamiste, c’est-à-dire de la discrimination et du racisme. Mais sur ce coup là aucun dépositaire de l’autorité de l’État ne s’insurgera dans des envolées lyriques et ne déposera de plainte.
La région qui a de grands besoins en investissement n’assume pas ses responsabilités en matière sociale, il n’y a jamais d’argent pour répondre aux besoins, et là d’un seul coup on a trouvé ce qu’il fallait pour recevoir de façon princière les gouvernants pour parader et pavoiser. Les priorités ne sont pas là où elles devraient être.
Le vrai visage du Débarquement, ce sont les souffrances et les humiliations que cette guerre comme toutes les guerres du passé et celles d’aujourd’hui imposent. Ce sont des logiques qui n’ont rien à voir avec l’humanité. Les libérateurs et les humiliés d’hier sont les barbares pour d’autres, rappelons le Vietnam avec le napalm et les défoliants, l’Amérique latine avec les dictateurs mis en place par les États-Unis aidés en cela par les SS exfiltrés, l’Irak avec les tortures, l’Algérie torturée par les soldats français, et puis tellement d’autres que la liste serait trop longue à établir.
La guerre armée laisse place dans certains endroits de la planète à la guerre économique qui tue certainement plus sûrement actuellement et sans recours de défense pour les victimes, de pays libérateurs. Quand on entend parler de paix avec le discours actuel sur l’économie on peut douter de la réelle volonté de l’instaurer cette paix. La guerre économique se mène tous les jours mais les morts sont des morts propres et les responsables ne sont pas dérangés par les tribunaux. Le langage des armes laisse place à l’aptitude à vivre dans un milieu hostile aux êtres humains mis en place par les exploiteurs. On fait la guerre économique pour meurtrir les pays en les spoliant de leurs richesses et enrichir encore plus les riches.
Si cette guerre avec les sacrifices humains avait pu être la dernière on aurait pu penser qu’il fallait la commémorer, mais ce n’est pas le cas. Un jour, lointain peut-être, les historiens qui réécriront l’histoire de cette guerre en feront l’acte fondateur de l’Europe, un nouvel empire qui défend des valeurs qui ne sont pas sans appeler à nouveau la guerre, et qui demandera son lot de commémorations.
Commémorer le débarquement c’est à nouveau commémorer la guerre et non pas maintenir la paix ; pour la maintenir il faut la vouloir. Or, tous les discours et les pratiques nous montrent qu’on n’en est loin
Mais en attendant soyons assurés qu’ils nous ferons le coup de la commémoration tous les dix ans.
Patrice