Lettre ouverte au Ministre de la Guerre
Paru dans :
Tribune anarchiste communiste n° 12, 4ème trimestre 1973
Espoir, Toulouse, 13 janvier 1974
Front libertaire n° 31, février 1974
Daniel PINOS
01480 – JASSANS-RIOTTIER
Monsieur le Ministre de la Guerre,
Je vous informe par la présente lettre que, après avoir reçu une notification de la Commission Juridictionnelle me refusant l’obtention d’un statut d’objecteur de Conscience, je devais être incorporé le 3 décembre 1973 au CI Arme Blindée de Cavalerie à Carpiagne dans le Bouches-du-Rhône.
Pourquoi ne m’y suis-je pas rendu ?
Je suis ouvrier et communiste libertaire, aujourd’hui où les luttes contre l’exploitation capitaliste du travail se développent dans les entreprises (LIP, Cerisay, Laminoirs d’Alsace, …) et où les travailleurs montrent leurs capacités à s’organiser eux-mêmes (décisions en Assemblées générales, commissions regroupant l’ensemble des travailleurs), remettant en question les fondements mêmes du système capitaliste et montrant que nous n’avons pas besoin de patrons ; je ne peux objectivement pas me séparer des travailleurs, mes frères de classe pour aller servir les intérêts d’une patrie qui n’est pas la mienne (intérêts d’ailleurs qui s’opposent directement à ceux des travailleurs).
En effet, jusqu’à aujourd’hui j’avais légalement la nationalité espagnole étant né de réfugiés politiques espagnols, ce qui ne m’a pas empêché de refuser les sollicitations de vos autorités pour servir dans votre armée. Bien que de par mes origines, me sentant profondément espagnol, je ne reconnais pas pour autant en l’Espagne ma patrie, ma seule patrie étant la révolution.
Ainsi je ne refuse pas le fusil, mais ceux qui veulent me le faire porter, car les travailleurs ne parviendront à se libérer du joug capitaliste et construire une société véritablement égalitaire qu’en engageant une lutte armée et organisée en milice ouvrière contre l’État et son principal pilier l’armée. Le peuple en armes annihilera de cette manière tout sursaut de la bourgeoisie.
Mais c’est dès aujourd’hui, dans nos luttes dans nos usines, dans nos écoles, dans nos quartiers que nous montrerons notre force et notre capacité en prenant collectivement nos affaires en mains (l’exemple de la lutte des travailleurs de LIP, aura fait courir un vent de panique au sein de la bourgeoisie en démontrant qu’avec le soutien de la population, les travailleurs pouvaient s’auto-organiser et remettre en marche leurs usine, fabriquer, vendre, se payer). Ces luttes de classes amenant l’organisation autonome du prolétariat, déboucheront sur un projet anti-autoritaire global qui comprend la disparition de la société de classe et la destruction de l’État, pour l’instauration de l’autogestion généralisée.
Je refuse l’armée qui de tous temps a été au service du capitalisme qu’il soit privé ou bureaucratique. L’armée vise la dépersonnalisation de l’individu par le port de l’uniforme, les brimades, les ordres stupides et l’oppression idéologique de la jeunesse (de façon à ce que au sortir de l’armée, on obéisse au patron comme on obéissait à l’adjudant).
Je refuse l’armée qui est un véritable appareil engloutissant plus de 20 % du budget national (400 milliards de francs) chaque année, portant atteinte au budget des secteurs défavorisés (la santé, les vieux, les inadaptés, … ) qui ne sont pas ou que très peu financés.
Je refuse l’armée de guerre civile qui s’apprête à réprimer tout soulèvement populaire demain (la chasse à l’ennemi de l’intérieur n’est elle pas le thème de la plupart des manœuvres militaires depuis mai 1968 ?) et qui aujourd’hui brise les grèves (R.A.T.P., éboueurs, intervention des gardes-mobiles à Lip).
Je refuse l’armée qui expulse les paysans de leurs terres, les privant de leurs uniques ressources, provoquant ainsi leur exode (Larzac, Canjuers, …), et installe les militaires d’autres pays, venus pour s’entrainer à la répression des mouvements populaires (I.R.A. et résistance irlandaise).
Je refuse l’armée qui détruit l’environnement(Fort de Montevrault, Capcin, …) et pollue l’atmosphère par ses essais nucléaires, mettant en danger par ses tombées radio-actives des populations entières.
Je refuse l’armée qui réprime les peuples tchadiens, antillais, … qui s’insurgent contre leurs gouvernants fidèles alliés de l’impérialisme français.
Je refuse l’armée française, 3ème marchande de canons mondiale, passant des accords militaires avec la Grèce, l’Espagne, le Chili, le Brésil, pays aux dictatures fascistes. À propos du Chili, les récents événements de septembre nous démontrent qu’en s’appuyant sur des institutions bourgeoises et l’armée, un gouvernement d’Unité Populaire ne peut que favoriser un coup d’État fasciste et le massacre de milliers de travailleurs.
A l’heure actuelle, de plus en plus de jeunes refusent de devenir de la chair à canons, seulement 3 % de pertes de matériel sont autorisés, alors que les pertes en hommes peuvent s’élever jusqu’à 7 % dans la période actuelle. Malgré vos récentes déclarations à l’Assemblée et les révélations de la presse concernant un « bulletin militaire de renseignement sur l’ennemi intérieur » qui signifient la volonté. du pouvoir d’engager une vaste offensive militariste, il y a de plus en plus de déserteurs, d’insoumis, d’objecteurs, tandis que les luttes dans les casernes se développent, bien que la presse, la télé, la radio, ne donnent aucune information sur ces luttes. Les appelés remettent en question l’autorité, le rang hiérarchique des gradés et le rôle répressif que l’État et les patrons veulent leur faire jouer contre les travailleurs. Toutes ces luttes contre 1 ‘armée font se remplir les bagnes et les prisons militaires (1 000 jeunes en moyenne chaque année sont incarcérés), les conditions de détention souvent inhumaines provoquent le suicide de plusieurs appelés.
Vous avez déclaré récemment que l’armée était le dernier recours de notre société libérale. L’exemple du Chili nous montre toute l’ampleur que prennent ces paroles : assassinats, emprisonnements, déportations, tortures …) Ceci démontre quel est LE RÔLE véritable de 1′ armée ; 1‘armée ce n’est pas le fruit du hasard, car en démontrant ces effets néfastes, nous nous apercevons qu’elle est là pour maintenir le système étatique.
Les rapports d’autorité et de hiérarchie qui règnent à l’armée se retrouvent d’ailleurs dans la société (autorité du père, de l’instituteur, du patron). L’armée reproduit les mêmes structures que l’État (hiérarchie, discipline), en posant le principe de son existence, nous posons celui de l’existence de l’État, à ce sujet ceux qui croient en la nécessité d’une armée dite populaire démontreront plus tard dans la pratique qu’ils sont prêts comme leurs prédécesseurs à cautionner l’écrasement de mouvements populaires sortant de leurs schémas (Commune de Cronstadt, en U.R.S.S., Aragon-Catalogne Libertaire en Espagne, Tchécoslovaquie en 1968, Commune de Changaï en Chine).
La destruction de 1 ‘État et de son principal pilier 1 ‘armée passe nécessairement par l’armement du prolétariat ; l’instauration de la démocratie directe par les conseils ouvriers passe par la destruction du capital.
Pour moi la lutte antimilitariste est un front de lutte remettant en cause directement les structures étatiques. Je refuse d’être l‘exécutant du capital contre les travailleurs, pour moi lutter pour la paix, c’est lutter contre l’armée du capital, en détruisant le capital ; nous abolirons l’armée.
Je me déclare enfin solidaire de tous ceux qui luttent pour l’abolition de l’armée : appelés, déserteurs, insoumis, objecteurs et de tous ceux qui luttent pour la destruction du capitalisme et l’avènement d’une société socialiste autogérée dans les usines, les écoles, les quartiers.
Recevez, Monsieur, mes salutations les plus insoumises.
D.P.