Tiré de « L’anarchie », n°485, 30 Juillet 1914, p. 1
e ne sais pas si quelqu’un lira ces lignes, si, à l’heure où l’anarchie doit paraître, rien plus ne sera dans le monde que l’épouvante et la barbarie. Tout de même, et parce que je suis un peu comme le capitaine du navire qui ne doit quitter le pont que le dernier, jusqu’à l’heure où les sbires stipendiés viendront saccager notre journal par mesure de sécurité nationale, je me dois de tenter tout le possible pour que la pensée anarchiste s’élève au milieu des barbares.
La pensée anarchiste ? Ah nous avons pu la disséquer, la torturer aux heures de dilettantisme où l’on se complaît dans l’originalité et le paradoxe. La pensée anarchiste ? Ah que les mots me semblent vains par quoi, à force d’une logique sophistiquée nous essayons hier de l’exprimer.
La pensée anarchiste ? Ah ! n’est-elle pas, et uniquement la pensée humaine se dégageant douloureusement des instincts de la brute.
La mort qui rode dans l’air surchargé d’électrique angoisse-t-elle mon cerveau, ou bien est-ce la Vérité qui crie dans le puits de mes cellules ?
Je ne sais, mais ce que je sais, c’est que mes sentiments conjointent avec ceux de la foule que j’ai vue lundi, et dont la clameur s’enflait, énorme, en une phrase inutile peut-être, mais formidable : A bas la guerre !
La guerre ? Les petits épileptiques de l’Action Française ou les professionnels de la Ligue des patriotes ont pu l’appeler en phrases hyperboliques. Les marchands de plaques blindées et les parlementaires aux enchères, ont pu en préparer la venue par l’augmentation incessante des armements qui remplissait leurs poches. Nous-mêmes n’avons-nous pas ici parfois envisagé la guerre comme un mouvement propice, soit aux actes de reprise individuelle, soit comme facteur de révolution.
La guerre ? Elle est là. Tout à l’heure, elle va s’abattre avec les corbeaux sur les champs de carnage, tout à l’heure elle va sur l’Europe entière danser la danse macabre avec son mâle sinistre : le choléra.
Les sophismes patriotiques et même anarchistes s’en sont allés. Les journalistes revanchards et les boy-scouts ont déjà mal au ventre, et dans un élan impératif, tous les hommes qui n’ont plus les instincts du gorille, s’en sont allés fraternellement clamer leurs vouloirs de paix à travers Paris et Berlin.
Cela sera-t-il efficace ? C’est peu probable. Dans l’enchevêtrement des alliances, des ententes diplomatiques, des intérêts capitalistes, des haines de race et de nationalité, qui pourrait dire qu’une rupture d’équilibre à l’un des points du système, peut être sans répercussion sur l’ensemble. Bien au contraire, tout se tient, tout se lie. Parce que les marchands de cochons serbes cherchent un port pour leurs débouchés, parce que les capitalistes autrichiens veulent les contraindre à employer les chemins de fer de l’Empire, et à véhiculer leurs produits par Trieste, parce que la Russie ne peut se désintéresser du sort des sujets slaves de l’Orient, parce que l’Allemagne et l’Italie sont liées à l’Autriche, parce que la France et l’Angleterre ont un traité avec la Russie, ou peut-être tout simplement parce que suivant le mot de M. de Schoen : « Mieux vaut tout que la crise économique dont souffre l’Europe. » Parce que la surpopulation a amené la surproduction et que l’ouvrier ne pouvant avec son salaire racheter son produit, il faut coûte que coûte trouver des débouchés, ou faire faillite, parce que cette rivalité de commerçants a engendré la paix armée formidable qui ravage les finances mondiales, et que cette crise financière a enfanté un malaise universel qu’on croit guérir à coup de bistouris.
Pour tout cela et pour d’autres causes encore, ethniques, historiques et psychologiques, la guerre va peut-être, demain, dans un déchaînement sanglant sans précédent dans l’histoire, couvrir le monde avec des cadavres.
Demain, demain, au petit jour, les noctambules verront sur les murs, des affiches avec des petits drapeaux… et dans l’aube, courra de porte en porte, un mot, un seul… effroyable… la mobilisation… et les gens, tôt éveillés, écouteront… avec de l’angoisse : « Quoi ? est-ce possible ? »…Oui… des groupes se formeront… mais vite la force publique les dissoudra… Et les gares sentiront la fièvre et la terreur, et les larmes de femmes auxquelles on arrache le cœur, se mêleront aux ordres des sous-off. : « Allons ouste ! »
Déjà, vingt-quatre heures auparavant, anarchistes, syndicalistes, révolutionnaires, auront été pris au saut du lit, emmenés à la Santé comme des otages.
Que le peuple bouge ! Douze balles dans la peau, sans jugement, comme exemple…
Cela n’empêchera rien ! Pendant que le sang aux frontières fécondera la terre, pendant que les obus et les shrapnels, feront leurs sillons, et que la Mort avec sa faux, moissonnera les champs d’hommes, la révolte montera dans l’air étouffant : les Magyars de Hongrie, les Croates et les Ruthènes essayeront de secouer le joug des Germains, la Pologne qu’écrase la botte russe proclamera son indépendance, l’Irlande se détachera de l’Angleterre, cependant que, venue des masses profondes de France et d’Allemagne, la Révolution économique grondera dans les grand’ villes !
Puis, du charnier européen, Monsieur le Choléra, de sa voix verdâtre, fera entendre la chanson des boyaux qui se vident, et des fosses qui se remplissent.
La pensée anarchiste dans tout cela ? Ce qu’il faut faire ? Ah non, n’attendez pas de moi que je fasse de la dialectique, que je vous montre mes talents de rhétoricien. Si nous pouvions éviter le cataclysme, s’il suffisait d’aller crier dans les rues, ou de faire des manifestations, j’irai risquer les bottes des flics s’il suffisait de faire sauter Poincaré ou Guillaume, ou François-Joseph, je risquerai cinq ans de prison à vous le conseiller, et probablement je risquerai davantage à l’aller le faire moi-même, mais ce serait un sacrifice inutile.
Quand des cyclones passent, rien, ni personne ne peut les arrêter.
Si le capitalisme, comme un abcès, est arrivé au point où il doit éclater, il éclatera en projetant en l’entour ce dont il est formé : du sang et du pus.
Nous laisserons très probablement notre peau là-dedans. Mourir pour mourir, mieux vaut le faire bravement, en beauté.
Les théoriciens de la lâcheté ne sont pas moins en danger que les révolutionnaires bavards.
Demain, si la guerre éclate, il n’y aura pour le gouvernement, ni évolutionniste, ni communistes, ni naturiens, ni rien de ce qui fait nos discussions et nos parlottes, tout ce qui est catalogué anarchistes, sera passé par les armes, sans jugement.
Tâchons de ne pas mourir bêtement, comme une taupe dans son trou.
Si nous croyons que la menace de la révolte pourra empêcher la guerre, n’hésitons pas, faisons trêve à nos discussions théoriques, mêlons-nous au peuple, pour crier « A bas la guerre ! »
Si cela, hélas ! est inefficace, alors tant pis, sauve qui peut, soyons des loups traqués, qui défendent leur peau, si nous ne pouvons vivre en anarchistes, sachons du moins, mourir en révoltés.
MAURICIUS.