En attendant la guerre de 14-18

« L’Europe est une poudrière et ses dirigeants sont comme des hommes fumant dans un arsenal. » Bismarck, 1878.

Le 3 août 1914, la France entre en guerre. De fait, cette dernière a déjà démarré quelques jours auparavant, le 28 juillet, lorsque l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie. Le reste n’est que la suite d’un enchaînement inexorable dont le monde ne sortira pas tel qu’il y est entré. Ce bouleversement était-il celui qu’un certain nombre de gens attendait ?

Rien n’est moins sûr ! On sait aujourd’hui que ce maelstrom de violence, cet enfer de plomb et de sang ne s’est pas déclenché dans un monde qui n’aspirait qu’à vivre en paix ; ce monde qui allait accoucher de cette barbarie était en effet mûr pour cela. Il s’agit de tenter de comprendre comment des populations dites civilisées ont glissé dans le conflit sans opposer de résistance. Après coup, il est toujours facile de dire qu’il ne fallait pas faire ceci ou cela. Un travail de réflexion et d’explications est nécessaire afin que ce qui s’est passé hier ne recommence pas demain.

Le bruit de la guerre qui vient

Les massacres de la Commune de 1871 marquent la fin d’une période où l’Europe est encore centrée sur elle-même. Le reste du monde commence à l’intéresser. En Afrique, les Européens, restés longtemps sur les côtes, s’aventurent maintenant à l’intérieur. Livingstone comme Stanley sont des précurseurs, ils ouvrent la voie à la découverte et à la conquête de l’autre. « Christianisation, commerce et civilisation » devaient être les trois moteurs de la colonisation selon le bon docteur Livingstone.

On sait qu’il fut clairvoyant sur le sujet. En 1876, le roi des Belges, Léopold II, convoque une conférence visant à « ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’a pas encore pénétré ». Il s’agit en fait, pour lui, de s’approprier personnellement ce qui deviendra le Congo belge et qui sera par la suite le lieu d’un incroyable génocide.

L’appétit de nouveaux territoires répond alors à la formidable énergie déclenchée par la révolution industrielle sur le vieux continent. C’est un nouvel eldorado qui s’ouvre. Devant les risques d’affrontements entre Européens qui se profilent sur ces terres lointaines, Berlin avec Bismarck, et à l’initiative du Portugal, organise en novembre 1884 une conférence internationale pour mettre en place les règles du jeu colonisateur. Chacun des pays participants va alors renforcer son armée pour faire face à ces enjeux ; une industrie militaire va donc se développer pour fournir à tout un chacun les outils nécessaires pour accomplir cette tâche indispensable, apporter la civilisation aux sauvages et de l’argent pour remplir les poches de la bourgeoisie européenne.

En Europe, au moment où l’extension technologique industrielle se développe, l’exploitation systématique des masses laborieuses devient la règle. Les luttes sociales éclatent les unes après les autres contenues par une répression qui n’a plus de limites. La fusillade de Fourmies en est un bon exemplequi vit en 1891 la troupe tirer sur des ouvriers qui voulaient la journée de 8 heures : 9 morts, 35 blessés. En 1907, les braves soldats du 17e refusèrent de tirer sur les vignerons qui manifestaient dans le sud de la France.

Les troubles récurrents dans les Balkans que l’on avait pu croire réglés par la conférence organisée en 1878 par Bismarck à Berlin, suite aux insurrections nationalistes qui avaient amené la défaite de l’Empire ottoman, perdurent et alimentent la rivalité entre les trois empires : allemand, autrichien et russe. Pour la France, il y a la question de l’Alsace et de la Lorraine annexées par l’Allemagne. Mais, en 1905 puis en 1911, ce qui irrite vraiment les Français ce sont les manœuvres allemandes autour du Maroc. La France et l’Espagne, par ailleurs, ont découpé le royaume chérifien à leur profit, ce qui a déplu fortement à Berlin.

C’est donc dans ce contexte de poudrière balkanique, d’extension de la surface de l’Europe, d’augmentation de la richesse et de surexploitation de la classe ouvrière que se développe une détestation sans borne de la société dirigeante européenne.

La guerre, une solution

Il ne s’agit pas ici de faire porter la responsabilité de la guerre sur ceux qui vont en subir les dommages ; il s’agit juste de montrer comment l’idée d’un affrontement généralisé est présente dans les esprits de l’époque.

Au sein du mouvement ouvrier, l’espoir d’un grand chambardement est partagé par toutes les tendances. La situation des masses est devenue invivable. Si le désir de révolution est partagé par tous les partis ouvriers socialistes, il l’est également par les anarchistes. L’Internationale que tous ont en tête ne proclame-t-elle pas :

« Appliquons la grève aux armées / Crosse en l’air et rompons les rangs ! / S’ils s’obstinent, ces cannibales / À faire de nous des héros / Ils sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux. »

Lénine, dans une brochure préparée en vue de la conférence de Zimmerwald, dit clairement ce que beaucoup pensent : « L’histoire a connu maintes guerres qui, malgré les horreurs, les atrocités, les calamités et les souffrances qu’elles comportent inévitablement, furent progressives, c’est-à-dire utiles au développement de l’humanité en aidant à détruire des institutions particulièrement nuisibles et réactionnaires (par exemple, l’autocratie ou le servage) et les despotismes les plus barbares d’Europe (turc et russe). »

Dans Les Temps nouveaux de mars 1919, deux compagnons anarchistes tiennent en fait le même discours. Ils reprennent à leur compte l’appel de Bakounine, au moment de la Commune à propos de la cause sacrée du socialisme révolutionnaire qui commande, « dans l’intérêt des travailleurs de tous les pays, de détruire ces bandes féroces du despotisme allemand, comme elles-mêmes ont détruit les bandes armées du despotisme français, d’exterminer jusqu’au dernier soldat du roi de Prusse et de Bismarck, au point qu’aucun ne puisse quitter vivant ou armé le sol de France ».

Quelques années plus tard, Kropotkine déclarait :

« Et la guerre ? J’ai dit, lors d’un précédent passage à Paris, à un moment où il était question de guerre aussi, que je regrettais d’avoir 62 ans et de ne pas pouvoir prendre un fusil pour défendre la France dans le cas où elle serait envahie ou menacée d’invasion par l’Allemagne. »

L’antimilitarisme et le pacifisme

Il y aura eu pourtant quelques grands congrès antimilitaristes. La prise de conscience qu’il fallait résister à la guerre se fait jour dès 1891 au Congrès de Bruxelles où le Hollandais Domela Nieuwenhuis souligne la nécessité d’une mobilisation de la classe ouvrière en cas de guerre. Son point de vue est combattu alors par Wilhelm Liebknecht, dirigeant du parti social-démocrate allemand qui l’a fait écarter. Le danger demeure. Deux congrès vont marquer le début du XXe siècle, celui d’Amsterdam en 1904 et celui de Bâle en 1912. Pour comprendre ce qui s’est passé dans le courant anarchiste, il faut se référer au travail de François Roux paru dans les numéros 147 (2006) et 149 (2009) de Gavroche, revue d’histoire populaire trop tôt disparue. Le courant marxiste conduit par le parti social-démocrate allemand avait définitivement opté pour la voie parlementaire afin de conquérir le pouvoir politique. Ce parti était devenu une forteresse « ouvrière ». Deux millions et demi de membres dans les syndicats qui lui étaient affiliés, 110 députés, un million d’adhérents au parti lui-même et, en conséquence, un tiers des électeurs avait porté un bulletin SPD dans les urnes. Partout ailleurs en Europe, il semblait que le même processus était en cours. Au congrès de l’Internationale ouvrière de 1907, Lénine, Martov et Rosa Luxemburg furent chargés de rédiger une résolution consensuelle :

« Les classes ouvrières et leurs représentants devaient tout mettre en œuvre pour empêcher, par les moyens qui leur paraîtront les plus efficaces, que la guerre n’éclate […], ceux-ci, varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale. »

En France, le Parti socialiste SFIO était une organisation moins forte mais du même type que le SPD allemand. Il avait 90 000 adhérents socialistes et 101 députés. Il est de bon ton aujourd’hui d’imaginer Jean Jaurès empêchant la guerre. Son assassinat a fait de lui une espèce de saint pacifiste. Mais lui, comme les autres, était partisan d’une grève générale si tout le monde la faisait. S’il avait vécu il aurait, comme ses amis, sans doute, suivi le mouvement.

Tout cela n’empêchait pas les dépenses d’armement militaire d’augmenter bien que peu de gens soient favorables à la guerre. Pour résoudre cette apparente contradiction il fallait prendre le risque de la rupture. Cela se révéla difficile pour toutes ces bureaucraties syndicales ou politiques confortablement installées dans une reconnaissance de fait par les pouvoirs en place.

Du côté de la mouvance anarchiste française, les choses semblaient différentes. Les calculs faits par François Roux évaluent, à la veille de la guerre, les sympathisants et militants libertaires à une quarantaine de milliers d’individus. Face à la machine socialiste, ils ne pesaient pas très lourd. On trouvait cependant de nombreuses passerelles entre les deux tendances ouvrières, des gens comme Gustave Hervé, Miguel Almereyda, Léon Werth. Il y avait aussi la CGT qui avait adopté en 1906 la fameuse Charte d’Amiens de tendance syndicaliste révolutionnaire et libertaire avérée. L’antimilitarisme était présent partout. Une affiche de 1905-1906 proclamait :

« Quand on vous commandera de décharger vos fusils sur vos frères de misère, […] vous tirerez sur les soudards galonnés qui osent vous donner de pareils ordres. […] Quand on vous enverra à la frontière… à l’ordre de mobilisation, vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection. »

Une brochure avait été éditée pour enseigner le sabotage de la guerre avec des croquis explicatifs ou en prônant la grève insurrectionnelle. Gustave Hervé s’efforce par ailleurs d’organiser à partir de 1909 avec l’appui d’Almereyda, des syndicalistes Merrheim et Yvetot, ou de l’anarchiste Sébastien Faure, une Organisation de combat censée préparer l’insurrection, ainsi qu’une Jeune Garde, équivalent révolutionnaire des Camelots du roi. En 1912, c’est Louis Lecoin qui avait proposé, pour empêcher la mobilisation, que dix « camarades conscients, par régiment, abattent chacun un officier » ; il était en prison pour cinq ans.

Les appels officiels à la grève générale, d’un côté comme de l’autre, précisaient bien qu’elle devait être internationale. On sait ce qu’il en fut.

À cette époque, il y avait aussi un courant pacifiste. En 1901, un congrès rassemble à Glasgow des ligues européennes pour la paix. Ce serait à ce moment-là que le terme de « pacifisme » est revendiqué. Il s’agissait d’un pacifisme juridique, rejetant l’objection de conscience, respectant le tolstoïsme, mais de loin. Les membres de ces associations militaient pour mettre en place des règles de droit international pour limiter les guerres. Ils étaient très influents dans les cercles dirigeants des sociétés européennes. Des efforts couronnés de succès aboutirent à mettre face-à-face des parlementaires français et allemands. À la dernière réunion commune, tenue à Bâle en juin 1914, 162 parlementaires français étaient représentés et 207 membres du Reichstag. La dernière tentative d’empêcher la guerre fut une affiche appelant à respecter les conventions de La Haye.

Le prix Nobel avait été créé en 1901 afin d’encourager ceux qui avaient fait de leur mieux pour développer la fraternité entre les nations. En 1908, il est attribué à Klas Arnoldson un pacifiste suédois éminent.

En Grande Bretagne, le Conseil national pour la paix est créé en 1908. Ses membres déploreront par la suite le peu d’influence qu’ils auront exercée sur les événements. Cependant, après l’instauration en 1916 de la conscription obligatoire, le pays comptera 16 000 objecteurs de conscience. Le plus célèbre des pacifistes britanniques de cette époque reste Bertrand Russell qui sera renvoyé de sa place d’enseignant à Cambridge et purgera par la suite une peine de six mois de prison pour antimilitarisme. Un député, moins connu, Arnold Lupton fut emprisonné pour entrave au recrutement des soldats ; il distribuait des tracts pacifistes.

La guerre comme purge

Nul doute que la guerre ne nous offrît la grandeur, la force, la gravité, Elle nous apparaissait comme l’action virile : de joyeux combats de tirailleurs, dans des prés où le sang tombait en rosée sur les fleurs. Ernst Jünger

Il est toujours difficile des années après de savoir quelle fut l’influence de telle ou telle manifestation intellectuelle sur la société du moment. C’est bien le cas du Manifeste futuriste. Le 20 février 1909, Le Figaro, journal porte-parole de la droite conservatrice depuis sa fondation, publie ce texte. Son auteur, Filippo Tommaso Marinetti, annonce la naissance d’un nouveau courant révolutionnaire artistique et intellectuel, le futurisme. Sa lecture fait ressortir la volonté de ses auteurs de secouer, provoquer, subvertir la société bourgeoise de l’époque :

« Un immense orgueil gonflait nos poitrines, à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l’armée des étoiles ennemies, qui campent dans leurs bivouacs célestes. »

Hormis ces déclarations grandiloquentes, Marinetti abordait le problème de la guerre qui arrivait. Dans son programme en onze points, l’un d’eux attire l’attention :
« Nous, dit-il, voulons glorifier la guerre − seule hygiène du monde −, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme. »

Dans le point suivant, il ajoute :
« Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires. »
Visant en premier lieu l’Italie, il y est accueilli favorablement par les milieux artistiques. Il est aujourd’hui de bon ton de limiter le futurisme à son incontestable impact sur la poésie et l’art pictural et de tirer les leçons de cet éloge à la guerre. De l’autre côté du Rhin, pour des raisons différentes, cette aspiration au changement par la guerre se fait jour.
Ernst Jünger (1895-1998), considéré comme l’un des plus grands auteurs allemands du XXe siècle a rendu compte dans son livre Orages d’acier de sa participation active au conflit. Ce qu’il dit à propos de sa compréhension de la guerre avant qu’elle ne commence correspond à celle d’un grand nombre de jeunes Allemands du moment qui rêvaient de grandeur, de force et de joyeux combats.

Jünger, dans les années qui précèdent la guerre, avait fait partie de ces groupes de jeunes qui parcouraient l’Allemagne, les Wandervögel, les oiseaux migrateurs. Créés par un enseignant désirant sortir ses étudiants de la soumission à la férule des enseignants prussiens et les ouvrir à la nature, ces groupes prennent une dimension considérable. Rapidement, il s’agit pour leurs leaders de trouver une idéologie dynamisante, un discours mobilisateur. Les liens avec un Moyen Âge idéalisé sont vite trouvés. De la nature aux randonnées, des chants aux camps, l’envie d’une société de jeunes débarrassée de l’emprise des vieux se fait rapidement sentir. Jünger participera à ces groupes dans les années 1911-1912. Dans l’atmosphère nationaliste allemande, la guerre qui vient est perçue par cette jeunesse enthousiaste comme une « grande randonnée » : Die Grosse Fahrt.

En Allemagne, chaque 2 septembre, était commémoré l’anniversaire de la victoire de 1871 sur la France, le Jour de Sedan. C’était l’occasion de parades patriotiques. Parallèlement aux Wandervogel, des organisations de jeunes furent créées dans une optique plus conservatrice. Dans un article de la revue littéraire Books (juin 2014), intitulé « Une jeunesse chauffée à blanc », et consacré au « désir de guerre », un journaliste allemand décrit ces mouvements connus sous le nom de Jugendwehr :
« Pour remédier aux intrigues de la social-démocratie, corruptrices et nocives pour l’État », cette organisation est créée à la fin des années 1890. Elle va être chargée de dispenser aux volontaires une formation prémilitaire. À cela s’ajoutait la création de l’Association des troupes de Bavière », qui mit en place, en collaboration avec la Ligue des éclaireurs d’Allemagne, le programme intitulé « Puissance du peuple par la puissance des armes ». En 1914, 90 000 jeunes étaient embrigadés dans ces organisations du scoutisme. À la même époque, un militaire de carrière, qui s’était illustré dans la répression en Afrique du Sud contre les Boers, créait une organisation de scouts en Grande-Bretagne sur un modèle similaire. Baden Powell s’inspirait de sa pratique acquise lors de la levée du siège de Mafeking, petite ville coloniale sud-africaine assiégée.

Les Jugendwehr recrutaient essentiellement dans la jeunesse ouvrière qui ainsi échappait aux villes industrielles surpeuplées. On y faisait des excursions, des jeux et du sport, on y lisait, on y discutait, on marchait au pas et on s’exerçait au tir. En 1911, à l’initiative de l’armée, fut fondée la Ligue Jeune Allemagne, qui chapeautait tous ces mouvements de jeunesse. Elle comptait 500 000 membres en 1913 et 750 000 en 1914. Chaque mouvement de ce type se devait d’avoir une théorie adéquate. Dans notre cas, il s’agit d’un livre intitulé Livre de la Jeune Allemagne. Hormis des illustrations montrant des soldats, jeunes et beaux, entrant au Walhalla et accueillis par Frédéric le Grand, il contenait quelques perles :
« Jeune Allemagne, crains Dieu mais rien d’autre au monde. […] Pour nous aussi sonnera un jour l’heure heureuse et grandiose du combat. […] Il faut que, calmes et profondes, la joie, l’aspiration à la guerre envahissent le cœur des Allemands, parce que nous avons bien assez d’ennemis et que seul obtient la victoire un peuple qui va à la guerre au son des chants et des timbales, comme à une fête. »

On remarquera la proximité avec la prose futuriste de la guerre comme une fête.

Et la guerre advint

Tous les ingrédients étaient prêts pour partir à l’abattoir sans grande résistance. Les états-majors constitués partout d’officiers dont la seule expérience au combat était coloniale avaient soif de pouvoir appliquer leurs savoir-faire criminels. D’autres pensaient qu’à cette occasion il serait possible de retourner leurs armes contre leurs généraux qui, pas fous, restèrent à l’arrière. Du côté français, la plupart des combattants furent des paysans qui sortaient pour la première fois de leur campagne. Dès les années 1900, de gros efforts de modernisation des armements avaient été mis en œuvre, comme les mitrailleuses françaises Hotchkiss. Les canons fabriqués par Schneider en France avaient acquis une certaine célébrité lors des guerres balkaniques et pouvaient se comparer à ceux qui sortaient des usines Krupp. Tout cet effort industriel ne demandait qu’à être utilisé afin de prouver la valeur de ces investissements de part et d’autre de la frontière.

Jusqu’alors, les guerres, courtes pour la plupart, n’avaient essentiellement mis face à face que des professionnels. François Furet, dans le Passé d’une illusion consacré aux conséquences de la Première Guerre mondiale avance qu’« elles n’avaient pas encore inventé (sic) le croisement de l’industrie et de la démocratie. […] La guerre totale a ôté à la guerre ce qu’elle mobilisait de vertu et de prévoyance  ». Pour lui, cela confirme ce que disait Benjamin Constant, homme politique libéral du début du XIXe siècle, à propos des guerres napoléoniennes : « C’est le règne de la fatalité et de la résignation. », Furet ajoute :
« La guerre a fait des hommes les esclaves de la technique et de la propagande : double anéantissement des corps et des esprits. »

De vifs débats ont eu lieu depuis 1918 pour savoir qui était responsable de la déclaration de guerre. Était-ce la France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Russie, les Serbes ? Qui ? Les négociateurs du traité de Versailles vont faire payer les pots cassés à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie avec les conséquences que l’on connaît.

Le débat continue donc. En 2013, l’historien Christopher Clark met tout le monde d’accord en parlant de « somnambules » à propos des dirigeants européens du moment. Chacun aurait eu sa part de responsabilité, mais pas plus les uns que les autres. D’autres disent que l’Empire allemand a une part considérable dans le déclenchement de la guerre, ce qui est insupportable pour d’autres encore. Pour Clark, les dirigeants auraient agi involontairement, comme des somnambules, sans avoir la moindre conscience de la conséquence de leurs actes. Par ailleurs, des débats similaires ont eu lieu et auront encore lieu sur l’incompétence des chefs militaires.

Que peuvent dire sur ces sujets les anarchistes ? Que tous ces dirigeants furent des criminels de guerre, certes, et alors ? Il ne s’agit pas ici d’exonérer de quelque façon que ce soit les responsabilités de ces gens. Il faut reconnaître que lorsque les historiens sortent de leur spécialité, analyse et accumulation de faits, pour chercher les responsables, ils émettent alors des opinions politiques plus ou moins partisanes. Ils laissent ainsi de côté leur supposée objectivité. Pour beaucoup, ce sont des historiens conservateurs. Ils n’imaginent pas d’autres situations que celles sur lesquelles ils travaillent : un monde de dirigeants et un monde de dirigés qui obéissent. Les premiers prenant de bonnes ou de mauvaises décisions ; donc en étant responsables tout en étant affranchis de toute responsabilité.

Ce qui ne peut évidemment être notre façon de voir.

Ainsi ne pouvons-nous admettre la position du grand Kropotkine et ces propos sur ses envies de prendre un fusil contre les Allemands. Comment n’a-t-il pas vu ce qui allait se passer ? Renaud Garcia, auteur d’une thèse importante sur celui que d’aucuns appellent le Prince anarchiste, parle d’un « épisode trouble » de son existence qui semblerait « se ramener à la défense de la tradition révolutionnaire française face à l’État impérialiste allemand ». Comment n’a-t-il pas vu et compris la machine politico-militaro-industrielle qui s’était mise en place dans l’Europe d’alors. Comment n’a-t-il pas fait sien l’internationalisme ? Comment n’a-t-il pas vu, pas compris, que les prolétariats d’un côté et de l’autre avaient un but et un avenir communs. La mort dans les tranchées fut alors l’avenir de ce prolétariat.

En 1901, Domela Nieuwenhuis dans sa brochure intitulée Le Militarisme, écrivait :
« Le refus du travail, le refus du service militaire sont les moyens les plus efficaces, c’est jeter la révolution sous les jambes des armées en marche […]. Quand on est attaqué, on a le droit de se défendre. Eh bien, la guerre est une attaque à notre vie, à notre bien-être, à notre liberté, à l’humanité ; et nous défendons au nom de la civilisation, l’humanité contre les canons et les fusils de nos oppresseurs. »

À la question du « pourquoi l’auteur de La Grande Révolution et de La Conquête du pain n’a t il pas réagi autrement ? », on peut tenter de répondre que, dans ce genre de moments, nous réagissons avec notre histoire personnelle. Il y avait en ce qui le concerne à la fois l’anti-germanisme russe déjà exprimé par Bakounine ainsi que sa formation militaire reçue pendant toute sa jeunesse du fait de son statut de Prince.

Que dire de ceux qui au lendemain de la décision de mobilisation générale tournèrent leur veste ? Gustave Hervé changea le nom de son journal ; La Guerre sociale devint La Victoire. Miguel Almereyda, furieux antimilitariste, déclarera alors :
« L’heure n’est plus aux dissertations sur les horreurs de la guerre. L’heure est à l’action. En avant donc ! Socialistes mes frères, reléguons notre Interna

tionale et notre drapeau rouge. Notre chant désormais, c’est la Marseillaise et notre drapeau les trois couleurs.  »

Ana Siljak, une historienne canadienne, résume bien cet article en écrivant :

«  En 1914, quoi qu’on en dise, les Européens ont choisi d’aller à l’affrontement. De la base au sommet de l’échelle sociale, dans tous les pays, le désir de guerre était patent. En cause, les ressentiments accumulés lors des crises précédentes, mais aussi le poids d’idéologies puissantes : le nationalisme, bien sûr, mais aussi, on le sait moins, le darwinisme social qui exaltait la force et un culte aveugle de la modernité. »

Je voudrais ajouter : que faut-il donc faire pour que le questionnement de La Boétie sur l’obéissance et la servitude soit au premier plan de nos préoccupations ? La question pourra être suivie de la réponse de Thoreau : « Désobéissez !  »


Pierre Sommermeyer

Source : http://textes.trusquin.net/

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