[…] le militarisme n’est pas seulement un phénomène propre à l’état de guerre, mais encore un phénomène propre à l’état de paix, […]. Dans les ateliers comme à la caserne, il règne exactement le même esprit : l’esprit de subordination automatique.
Barthélemy de Ligt La Revue Anarchiste n°4 (avril 1922)
En quelques lignes B. de Ligt (1883-1938) dessine alors le profil d’un système qui poussa au cours du vingtième siècle des millions d’hommes et de femmes dans la détresse la plus grande .
un système à l’origine de tous ces massacres qui firent de ce siècle-là un des pires qui n’ait jamais existé. Est il vraiment nécessaire de rappeler que des massacres perpétrés au Congo dit belge, en passant par les guerres qui ensanglantèrent l’Afrique du sud, Namibie comprise, aux tueries de Verdun pendant la première guerre mondiale, aux massacres de Nankin et Chiangjiao, de la guerre d’Espagne que certains espérèrent transformer en révolution, à la Shoah, de la révolution chinoise à celle de Castro, de la bombe atomique à la guerre d’Algérie, le militarisme en tant que système fut partout à l’œuvre, qu’il soit en uniforme ou en habits dépareillés. Partout cet esprit de subordination automatique a régné. Règne t il encore aujourd’hui ?
Fin de la conscription, fin de l’antimilitarisme ?
Depuis le début de ce siècle, qui commence en fait avec la fin de l’Union soviétique, la conscription a disparu dans beaucoup de pays de l’Euramérique. Mais l’armée de ces pays demeure. Elle a même gagnée en force. Depuis 2001 ces mêmes nations sont en guerres ouvertes ou larvées. La professionnalisation militaire a entraîné un triple mouvement. N’étant plus obligées de se rendre à la caserne, les classes sociales moyennes et supérieures ont vaquées à d’autre occupations. Les contestations qu’elles avaient menées contre les guerres coloniales ont disparues. Ce sont les chômeurs, les pauvres, les refoulés de l’enseignement supérieur qui les ont remplacé. Ces derniers espèrent de cette façon y trouver tout à la fois un statut, un salaire, un métier, un avenir. L’armée est devenu le dernier endroit où le mélange social est encore possible, où la couleur de peau ou l’origine ethnique devient secondaire. Un endroit où plus personne, de la droite la plus extrême à la gauche radicale ne remet en cause leur citoyenneté. Hommes ou femmes, blacks ou beurs, chrétiens ou musulmans ou encore athées une égalité au moins formelle y règne. Enfin la technologisation de l’armée est devenue une dimension incontournable. On assiste à la formation d’unités ultra spécialisées dans des fonctions particulières dont la pointe constitue ce que les medias nomment de façon pudique, les forces spéciales. Ils ont noms Bérets verts, Seal, commandos etc. Sur un site web français qui leur est consacré on trouve cette phrase « Nous ne sommes pas nombreux, mais heureux d’être si peu, parce que nous sommes une bande, nous sommes des frères qui partageons notre sang ». Des T-shirts, vendus en ligne aux Etats Unis à leur gloire, portent fièrement un écusson avec une tête de mort et cette devise qui se passe de traduction : « We do bad things to bad people ». Ils sont les nouveaux héros du XXIème siècle.
Le 31 décembre Le Monde a publié un très long article intitulé Voyage dans l’Amérique en guerre où l’auteur, Rémy Ourdan, aborde entre autres la situation et le rôle de ces revenants, dans tous les sens du mot, des guerres d’hier – Irak et Afghanistan – et celle d’aujourd’hui contre l’Etat islamique. Ces soldats sont considérés, quoiqu’ils aient fait par ailleurs dans ces pays, comme les défenseurs des USA contre le péril islamique. Le traumatisme causé par la destruction des tours en septembre 2001 est à l’origine de ce qui est en train de se passer dans ce pays et qui peut tout à fait s’étendre au nôtre. Ces « vets », contrairement à ceux qui revenaient battus du Vietnam, forment selon l’auteur une « garde prétorienne » en devenir dont l’un des chefs vient d’accéder aux plus hautes fonction militaires. Nommé par Trump, il devient le chef du Pentagone. Il faut se souvenir de ce nom : James Mattis. Il a aussi un surnom : le chien enragé ( mad dog) ou le moine soldat. De son côté Poutine s’est lui offert une garde prétorienne, la Garde nationale qui absorbe entre autres les forces anti-émeutes. S’agit il de deux pouvoirs qui s’organisent en vue d’échéances difficiles ? Il semble évident que les zones de combat anti-djihadistes sont de magnifiques terrains d’entrainement pour des forces qui pourraient intervenir dans leur pays d’origine.
L’antimilitarisme anarchiste est il possible aujourd’hui ?
Depuis soixante ans la doctrine militaire française a changé, ou plutôt a muté. Il n’y a plus de temps de guerre ni de temps de paix. Dans son article1 l’Ordonnance de défense de janvier 1959 déclare : « La défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». C’est bien le cas aujourd’hui. Un martien, peu au fait de notre politique, débarquant ces jours-ci dans notre pays penserait la France aux mains d’un régime militaire tant les soldats sont présents en armes partout. Chacun d’entre nous sait bien que leur efficacité anti terroriste est nulle. Tous les commentateurs vont disant qu’il ne s’agit que de « comm ». Il revient aux libertaires de dire, de proclamer, qu’au-delà de la comm, il s’agit d’habituer tout un chacun à la vie dans un régime autoritaire, où nous pouvons être fouillé, arrêté, en trouvant cela normal. L’armée en armes dans nos rues nous tranquillise.
Les choses ont changé. Il n’y a plus de guerre de tranchée, de guerre où les uns et les autres sont clairement identifiés. La guerre est désormais menée par des professionnels. Il n’est plus question de refuser d’y participer. Les objecteurs de conscience ont disparu. Dans les pays où il en reste, comme en Israël, la solidarité anarchiste envers eux est pour le moins pingre si ce n’est carrément absente. De l’autre côté, de celui qui est considéré comme une menace, comme un envahisseur les choses ont aussi changé. En Ukraine ils apparaissent sous la forme de milices revanchardes dont le but final est la sécurisation des marges russes. En Irak-Syrie le mélange armée régulière et milices aux noms multiples rend la situation incompréhensible. Beaucoup d’entre elles ont fait leur la vieille devise Gott mit uns anglicisée God on our side. Qu’elles soient du Hezbollah libanais ou des troupes iraniennes, qu’elles soient de l’Armée libre syrienne ou de l’Etat islamique ou de toute autre appellation, turque ou kurde, elles ont toute en commun le fait qu’elles dépendent de leur armement. Ce dernier est fabriqué, distribué et vendu par des puissances dont les désirs statégico-financiers prennent le pas sur tout autre projet politique. Leur logique est avant tout militariste et financière. Lors de la guerre d’Espagne, les milices de la CNT ou du Poum furent obligées de se laisser militariser pour bénéficier de l’armement russe, avec le résultat que l’on sait. Cette expérience n’a jamais été analysée sous l’angle de la nécessité impérieuse de passer sous les fourches caudines des lobbys militaro-industriels si l’on veut prendre ou même détruire le pouvoir à la pointe du fusil. Pas plus que ne le fut l’offensive bloquée du Val d’Aran en octobre 1944.
L’antimilitarisme ne peut se passer du refus
L’esprit de subordination automatique dont parle B. de Ligt est là aussi à l’œuvre dans le regard que nous portons sur quiconque, une kalachnikov à la main, nous parle de liberté. La barricade dont nous avons tant rêvés n’est plus à l’ordre du jour au moment ou il suffirait d’un simple drone pour la faire sauter. Alors que faire ? Probablement, dans un premier temps rappeler que les succès économiques remportés dans ce domaine signifient la mort de gens ailleurs dans le monde. Que la baisse du chômage qui découle de l’augmentation du nombre de contrats de construction de tel ou tel bateau ou avion de guerre se fait sur le sang de d’autres gens, ailleurs pour l’instant. Ces engins sont fait pour être utilisés c’est-à-dire pour tuer, autrement ils n’ont pas de sens. L’antimilitarisme, aujourd’hui, commence là.
Pierre Sommermeyer
Source : http://textes.trusquin.net/