Article du Monde Libertaire n°67 (févr. 1961)
Propos d’un vieil enseignant
Un vieil ami, syndicaliste chevronné, après avoir fredonné le Salut aux soldats du 17e[[Faut-il rappeler que ces soldats avaient refuser de marcher, en 1907, contre les vignerons de l’Aude, grévistes et révoltés ?]], me propose ironiquement de protester contre l’arbitraire des sanctions frappant Massu, Salan et Juin. Sa malice antigaulliste ne manque pas d’une certaine logique. Il est intolérable que signataire de l’Appel des 121, le grand mathématicien Laurent Schwartz soit exclu du corps enseignant de Polytechnique. Il est réconfortant que deux cents anciens polytechniciens aient généreusement protesté, au nom de la culture désintéressée. Pourquoi ne pas revendiquer la même liberté d’opinion pour un maréchal et deux généraux ?
Les libertaires, me dit-on, ne témoignent de leur constance qu’en se plaçant délibérément au-dessus des réalités et hors des contingences. Justification et non objection. Maintenir de hautes valeurs morales, par-delà les événements qui se suivent et les politiques qui passent, c’est la raison d’être de ceux qui ne veulent pas tout subir, pour survivre. Et nous accordons la liberté au nom de nos principes à ceux qui la refusent, au nom des leurs. Mais quelle liberté ?
Il s’agit non d’exprimer des opinions, mais d’exercer une fonction. Il est vrai que l’on veut inclure l’enseignement dans une administration d’État, que tout gouvernement prétend imposer ses décisions au nom d’une vérité éternelle et soumettre l’avenir à sa propre durée. Mais il est également vrai que l’enseignement ne se révèle efficace qu’en méprisant la raison d’État et en libérant les générations ascendantes des servitudes de l’actualité.
Tandis que l’armée n’est devenue permanente, puis nationale que pour assurer dans l’immédiat la sécurité intérieure et extérieure de l’État.
Un professeur peut juger en citoyen libre la politique du gouvernement en Algérie sans que son enseignement soit affecté par son jugement. Et s’il dépasse et contrarie le présent en orientant ses élèves vers le « devenir », c’est qu’il a parfaitement compris le sens moral et social de sa mission.
Un officier de métier doit appliquer strictement la politique du gouvernement en Algérie, même changeante et contradictoire. Un fonctionnaire d’autorité – militaire ou civil – agit sous sa responsabilité propre, par délégation du pouvoir régulier. Qu’il soit gendarme ou général, il ne peut se plaindre, lorsque son autorité – exorbitante par définition – lui est enlevée par qui lui a conféré.
Je lis avec intérêt « L’Analyse de la situation algérienne » élaborée par un « groupe d’officiers supérieurs et subalternes », publiée le 21 décembre 1960 par la Nation française (organe officieux du comte de Paris). Cela mériterait amples commentaires. Ces nostalgiques du 13 mai 1958 reconnaissent que « la rébellion est née en 1954 des privilèges dont a bénéficié trop longtemps une minorité et des atteintes portées par cette minorité à la dignité de la majorité ». Messali-Hadj et même Ferrat Abbas n’ont jamais dénoncé le colonialisme en termes plus décisifs. Et ces galonnés intelligents n’ont pas tort de déceler quelque dédain raciste dans l’exclamation du Général sur les Musulmans : « Jamais vous ne ferez des Français de ces gens-là ! »
Mais ces messieurs bouillonnent du képi lorsque, comparant le « soldat citoyen » à « l’étudiant qui n’a jamais fait son service militaire » (sic), ils réclament pour l’armée le droit de s’affirmer en faveur de l’Algérie française, puisque l’Union nationale des étudiants jouit du privilège de manifester pour… « l’abandon de l’Algérie ». Car c’est vraiment l’« autodétermination » spontanée de la majorité des étudiants qui a provoqué l’action de l’Union nationale. Tandis que les « soldats citoyens » sortent de l’isoloir électoral pour s’aligner silencieusement derrière leurs officiers. Massu peut grogner contre de Gaulle ! Permet-on au cavalier Croquebol de grogner contre Massu… et l’adjudant Flick ?
Une rétrospective remontant aux gardes françaises de 1789 et revenant aux soldats musulmans et congolais de 1960 ne nous offre que deux aspects de la rupture entre l’État et l’Armée. La fraternisation de base entre militaires du rang et travailleurs révoltés – ou la rébellion des chefs au sommet : l’armée d’une politique imposant la politique de l’Armée. Au recto : les gardes nationaux du 10 aout 1792, les moujicks abandonnant les tranchées en 1917, les soldats allemands du 9 novembre 1918, les marins de la Mer Noire, les communistes hongrois sous l’uniforme de 1956 assassinés par les robots militaires de Khrouchtchev… Au verso : Bonaparte, Von Kapp, Kornelof, Weygand, Franco, Nasser, Salan, Mobutu. Entre l’insurrection populaire et le coup d’État militaire, nous ne balançons pas !
Mais nous avons promis d’élever notre constante morale au-dessus de notre quotidienne politique. Alors il faut voir le ciel qui s’éclaircit par-dessus la purée boueuse qui s’épaissit. Peut-être vivons-nous le temps de l’accomplissement de l’une des plus grandes victoires de l’Homme ?
Si l’hypocrisie est un hommage à la vertu, les officiers parachutistes avouant qu’ils auraient désobéi à l’ordre d’engager le feu sur les barricades d’Alger en janvier 1960 (alors qu’ils ont prévenu les ordres en abattant plus de cent Musulmans dans les quartiers indigènes d’Alger et d’Oran en décembre 1960) ont inconsciemment justifié l’objection de conscience.
L’idée domine aujourd’hui le droit public international. Les régimes de Londres, de Washington, de Bonn ont légalisé l’objection de conscience. Ici on va plus loin, en insérant dans la loi militaire allemande, en termes formellement explicites, le droit à la désobéissance aux ordres inhumains[[Notons en passant qu’aucun régime – dit socialiste ! – n’admet la simple propagande pour l’objection de conscience.
Et dernièrement, on a sérieusement renforcé la discipline militaire dans l’Armée rouge – déjà la plus férocement hiérarchisée de toutes les armées européennes.]].
Est-il vrai que de Gaulle lui-même ait confié à ses proches qu’il attendait la fin de la guerre pour laisser aux appelés le choix entre servir militairement sous l’uniforme et servir – sans uniforme – dans des œuvres de paix ?
Raison de plus pour glorifier ceux qui n’ont pas attendu cette échéance. Saluons donc les militants de l’« Action civique non violente ». Leur bulletin de novembre 1960 rappelle que l’organisation « Friends service commetee » formée par des Américains refusant le service militaire a obtenu le prix Nobel de la Paix, en 1957, pour son action dans les zones de tension raciale ou internationale. Un jeune anglais paralysé pour la vie, à la suite d’un accident de travail dans un service civil international : David Hogett, a obtenu la plus haute distinction des Nations Unies. Et ce jeune héros a écrit au président de Gaulle que son sacrifice glorieux n’avait été possible que parce qu’il avait refusé le service milita ire et qu’il souhaitait qu’on facilitat un tel choix à tous les Français.
Le vieil enseignant entend avec une humble émotion le message de ses anciens élèves, aujourd’hui engagés dans cette résistance passive à la guerre et dans le service civil international. Humilité ? Mais aussi joie profonde de démentir par de tels exemples les propos insultants de ses contemporains sur la jeunesse d’aujourd’hui.
Puisse-t-il voir avant de partir s’inscrire au fronton de la Cité une adaptation élargie du célèbre article de la déclaration révolutionnaire de 1793 :
« Lorsque les gouvernements et les partis violent les droits de l’homme, la désobéissance civile et militaire devient le plus imprescriptible des droits et le plus sacré des devoirs. »
Roger Hagnauer