La Doctrine militaire US

Article du Monde Libertaire n°796 (4-10 oct. 1990)

Golfe

La déclaration, ci-dessous, du secrétaire à la défense de l’ex-président Reagan reste encore parfaitement d’actualité : « Nous devons être capables de nous défendre dans des guerres de toutes dimensions, de toutes formes et dans toutes les régions où nous avons des intérêts vitaux. » Les principes militaires américains n’ont en rien changé : la fonction du système militaro-industriel reste de préserver l’American way of life et de défendre le « monde libre », c’est-à-dire un monde dans lequel l’accès aux matières premières, aux produits énergétiques, reste librement accessible au capital américain et aux conditions que celui-ci impose.

De la « riposte massive » à la « riposte flexible »

« Il faut […] défendre les mines et les plantations d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est, les gisements pétroliers du Moyen-Orient, les fabuleuses richesses du bouclier canadien, les richesses encore à peine exploitées de l’Afrique, le potentiel industriel de l’Europe occidentale où affluent les capitaux américains. Et, de surcroît, il faut assurer la liberté de navigation sur tous les océans et sur toutes les mers. L’appareil militaire est donc à l’échelle d’un empire sans frontière[[Claude Julien, L’Empire américain, Le Livre de Poche. ]]. »

Un objectif d’une telle ampleur et d’une telle complexité ne peut se réaliser que par la mise en place d’une stratégie élaborée. Il n’est pas indifférent d’en connaître l’évolution depuis la Seconde guerre mondiale.

Après 1945, la politique de défense américaine était fondée sur le principe d’une « riposte massive », nucléaire et immédiate, qui devait dissuader toute attaque de la part de l’URSS. On préconisait donc une réduction des moyens militaires classiques et l’accroissement du potentiel nucléaire. Mais, disaient alors les opposants à cette théorie, s’il se produisait une vague de soulèvements révolutionnaires dans le tiers monde, la stratégie de la riposte nucléaire massive serait totalement inopérante. Par ailleurs, disaient-ils, une attaque généralisée contre les États-Unis ou contre l’Europe était peu vraisemblable. La perte d’un régime ami ne menaçait pas, à elle seule les intérêts fondamentaux des Etats-Unis, mais la perte cumulée de plusieurs d’entre eux pouvait fortement nuire aux intérêts commerciaux et aux investissements américains.

Les opposants à la théorie de la riposte massive proposaient la « riposte flexible[[Parmi les partisans de cette théorie figurait Henry Kissinger.]] », adaptée aux différents types de menaces qui pouvaient apparaître, « de la guerre atomique générale à des infiltrations et à des agressions telles que celles qui menaçaient le Laos et Berlin ».

C’est la doctrine qu’adopta Kennedy. Les nouvelles méthodes de contre-insurrection et les nouveaux armements purent être mis à l’épreuve au Viet-Nam. Leur lamentable faillite et l’escalade vers une guerre totale plongèrent les États-Unis dans un tel bourbier que les pouvoirs de guerre à l’étranger du président subirent de fortes restrictions sous la pression de l’opinion publique.

Le Pentagone fut donc amené à élaborer une autre doctrine permettant d’assurer la protection des intérêts américains tout en évitant une intervention directe à l’étranger. On en vint alors à distinguer les intérêts du centre, qu’il fallait défendre avec tous les moyens nécessaires, et les intérêts périphériques dont la défense devait être confiée aux alliés ou à des États gendarmes.

La théorie de la « riposte flexible » fut par la suite à son tour mise en cause par un groupe d’opposants[[Quelques noms : James Schlessinger, Alexander Haig]], qui critiquaient le non-interventionnisme de Carter. Ils regrettaient que les États-Unis ne soient pas intervenus en Angola et en Éthiopie car cela aurait découragé d’autres « défis » dans d’autres points critiques où l’approvisionnement en pétrole était menacé.

La théorie militaire

L’ère Reagan marque une nette escalade dans la théorie militaire américaine. Sa nouvelle stratégie était fondée sur les points suivants :

1.- Les intérêts des Etats-Unis peuvent être menacés dans n’importe quelle région du globe. Le général Daniel C. Jones déclare devant le Congrès en 1981 :  « Nous vivons à une époque où un coup d’État, une grande grève, une attaque terroriste ou une guerre prolongée entre voisins peuvent, comme jamais auparavant, déclencher des conséquences mondiales qui affecteraient notre bien-être national et notre sécurité […] Nous avons besoin d’une ample vision stratégique qui intègre les problèmes régionaux dans un cadre plus global. » Des plans d’urgence sont ainsi préparés, pour permettre aux États-Unis de répliquer à des gestes d’hostilité dans une région, par une contre-attaque dans une autre.

2.- L’ordre international ne peut guère être assuré que de façon unilatérale par les État-Unis, seuls capables de résister aux agressions contre les occidentaux.

3.- Les initiatives soviétiques dans le tiers monde doivent être systématiquement contrées. Les négociations sur le contrôle des armements, selon le général Haig, « ne peuvent être la pièce maîtresse ni le baromètre crucial des négociations américano-soviétiques ». Ces négociations sur le contrôle des armements nucléaires deviennent tellement formelles que Helmut Schmitt a pu déclarer au Washington Post du 22 mai 1983 : « Il faudra me convaincre avant la fin de cette année que les Américains négocient sérieusement. Je n’en suis pas encore convaincu. »

4.- L’arme nucléaire n’est qu’une arme parmi d’autres dans la nouvelle stratégie, qui envisage la possibilité d’une escalade « verticale » – passage de l’armement conventionnel à l’arme nucléaire – aussi bien que « horizontale » – déplacement géographique d’un conflit ou son élargissement.

5.- L’Europe reste l’un des sites de guerre possibles, le deuxième étant le Golfe persique qui a remplacé l’Extrême Orient dans la doctrine réactualisée des stratèges. Ces derniers considèrent que les États-Unis doivent être en mesure de mener la guerre sur les deux sites principaux et un conflit plus limité sur un troisième site, d’ou la doctrine dites de « deux guerres et demies ».

6.- Le développement de la force navale est indispensable pour assurer le contrôle des mers et l’accès aux matières premières et protéger le commerce. La force navale est également essentielle à toute intervention de la force de déploiement rapide.

7.- Les ventes d’armes aux régimes pro-américains du tiers monde sont en accroissement constant après le coup de frein donné par Carter dans ce domaine.

8.- La collaboration militaire avec la Chine est un élément important de la nouvelle stratégie américaine. Des matériels sophistiqués et des technologies destinées à la fabrication d’armements lui sont vendus afin de lui permettre d’immobiliser les forces soviétiques en Extrême Orient.

9.- Le dernier point de la doctrine reaganienne concernait le développement du dispositif contre-insurrectionnel, qui faisait l’objet d’une attention particulière. Reagan répétaient qu’ils n’allaient pas « rester passifs » devant les provocations soviétiques et clamaient leur volonté d’améliorer les capacités d’intervention américaines. Désormais les conflits internationaux sont tous perçus comme des manifestations de la rivalité Est-Ouest, et toute opposition à la politique américaine, toute interprétation divergente sont considérées comme une soumission, consciente ou non, au bloc communiste. L’Europe est fermement invitée à participer au renforcement de la force militaire américaine face à l’URSS, en prenant part aux actions de police dans le tiers monde ou en acceptant l’installation de missiles sur le territoire européen.

Le rappel de la doctrine de défense américaine, et en particulier celle de Reagan nous paraît important pour éclairer l’action que mènent en ce moment les États-Unis dans le Golfe persique. En effet, George Bush, n’a en rien innové par rapport au point de vue de son prédécesseur. Dès le début de son investiture les médias américains soulignent l’absence totale d’imagination du nouveau président[[New York Times, 2 mai 1989.]] : il est « sans plan », « fainéant », pas « à la hauteur ». On pourrait ajouter, à propos de l’épisode panaméen, « ridicule », si ce n’était pour les 2 000 morts innocentes causés par l’intervention américaine[[New York Times, 30 juin 1988.]] : la capture du général Noriega, un tyranneau local avec lequel Bush avait jusqu’alors entretenu d’excellentes relations, est un acte tout aussi disproportionné que l’invasion de la Grenade du temps de Reagan. On ne peut s’empêcher de penser que lorsque les États-Unis se sont heurtés à un ennemi digne de ce nom qui a envoyé un camion suicide sur l’immeuble des marine’s à Beyrouth, le rappel des boy’s a été presque immédiat.

Deux faits importants pourtant ont modifié considérablement les données du problème par rapport à l’ère Reagan : l’effondrement du bloc soviétique, qui désoriente complètement les dirigeants américains et les laissent sans initiative et incapables de profiter de leur « victoire » ; et l’ampleur catastrophique du déficit budgétaire, hérité de Reagan, qui réduit considérablement les marges de manœuvres du gouvernement .

Malgré les invraisemblables mutations survenues en Europe de l’Est, Bush en est encore à développer les grands thèmes du temps de… la guerre froide ! « La guerre froide n’est pas finie » déclarait-il en juin 1988 à San Francisco. Son administration aujourd’hui continue de penser que l’opposition entre les deux « grands » va continuer. Le secrétaire à la Défense estime que Gorbatchev sera incapable de réformer l’économie soviétique et qu’il sera remplacé par « quelqu’un qui sera beaucoup plus hostile que lui à l’égard de l’Occident[[Déclaration à la Chambre, 25 avril 1989.]] ». Il faut donc, pense Bush, se préparer à « un conflit de longue durée » .

En conséquence de quoi, l’administration réclame l’accroissement de la puissance nucléaire américaine grâce à la mise en place de deux systèmes de missiles intercontinentaux qui permettraient de parer à une « attaque surprise », l’un transporté sur rail et l’autre sur camion. On comprend dans ces conditions le peu d’enthousiasme des dirigeants américains dans leurs négociations sur le contrôle des armements. Gorbatchev annonce-t-il un retrait unilatéral de troupes soviétiques d’Europe de l’Est ? Le secrétaire à la Défense répond qu’il « serait imprudent, ou pis encore, de répondre aux réductions soviétiques par des mesures semblables de notre côté » .

Dans le même esprit l’administration Bush demandait un accroissement des forces destinées à être déployées rapidement dans les régions lointaines du tiers monde ; elle demande le renforcement des unités spéciales, la création d’un nouveau corps de forces spéciales de l’armée de terre, la livraison de nouveaux matériels : avions cargos à long rayon d’action, appareils d’assaut amphibies, nouveaux hélicoptères de combat etc. Ce sont sans doute ces nouveaux joujoux qui ont été récemment inaugurés.

Les intérêts américains lésés

La question reste de savoir si les mutations qui se sont produites de Europe de l’Est et en Russie, et qui, a priori, sont des éléments qui pourraient impliquer une certaine détente, peuvent affecter les relations entre le gouvernement des Etats-Unis et le tiers monde.

Le conflit actuel du Golfe montre qu’il n’en est rien. On s’apercoit en effet que les raisons locales du conflit, qui met en péril l’approvisionnement en pétrole et lèse les intérêts américains, situe l’attitude de Washington en dehors de la problématique de la détente. Mieux (ou pire…), l’ancien adversaire – l’URSS – en vient à participer conjointement à l’opération de police initiée par les États-Unis .

Si les événements de l’Est ont contraint les dirigeants américains à réintroduire la détente dans leurs analyses diplomatiques, ceux-ci n’en continuent pas moins à développer la même vision des relations internationales qu’ils avaient en 1945. Les mouvements d’agitation politique et sociale, les convulsions qui secouent certains pays du tiers monde ne peuvent en aucun cas être l’expression de tentatives d’affirmer une voie de développement indépendante des options imposées par l’impérialisme[[Disons-le tout net : il ne s’agit ni d’approuver ni de désapprouver l’annexion du Koweït par l’Irak. Approuver signifie qu’on prend position pour un dictateur qui a, entre autres choses, massacré des milliers de civils avec des armes chimiques. Désapprouver signifie qu’on se range aux côtés d’un État fantoche, qui n’est qu’une création de l’impérialisme – anglais notamment – pour servir les intérêts des compagnies pétrolières ; une création tellement artificielle que le Koweït est contraint, pour faire marcher l’économie du pays, d’importer une masse si importante de travailleurs immigrés, qu’elle représente 60 % de la population.]] ; ce sont inévitablement à la fois des tentatives de porter atteinte aux intérêts américains et des contestations du mode de vie américain[[La presque totalité des études américaines sur la guerre de Corée, par exemple, reconnaissent aujourd’hui que l’administrtion Truman a utilisé la crise pour intensifier la guerre froide.]] ; feintes ou réelles[[La politique de Reagan a été une véritable catastrophe nationale qui a conduit à liquider des pans entiers de l’industrie américaine : automobile, pneus, agroalimentaire, machines-outils, etc. Le phénomène a pris une telle ampleur que l’État fédéral estime désormais qu’il doit donner son accord, sous des prétextes de défense nationale, aux rachats d’entreprises par l’étranger. L’endettement américain – entreprises, ménages, institutions publiques et financières – dépasse 180 % du PNB. La dette extérieure atteint 532 milliards de dollars en 1988, alors qu’en 1980 la balance était créditrice de 106 milliards.]], ces crises servent aux présidents successifs à justifier le maintien d’une politique d’armement massif.

« Selon la doctrine de la crédibilité, la puissance militaire américaine, de par sa simple existence, nécessite d’être en partie utilisée de temps à autre pour demeurer crédible. Il s’agit d’une notion à la fois symbolique, flexible, arbitraire, capable d’être utilisée pour renforcer la confiance d’alliés comme pour attiser la crainte d’adversaires. » (Gabriel Kolko, « Même simplisme à propos du tiers monde, même conception de la détente », Le Monde diplomatique, juin 1989.)

Cependant, aux éléments traditionnels de la politique étrangère américaine vient s’en ajouter un nouveau[[« Nous nous battons sur deux fronts, dont l’un est économique, nous opposant au Japon, à l’Europe, et à l’Asie orientale, un front sur lequel, il fut un temps, notre avance technologique paraissait irrattrapable. Et pourtant, nous semblons avoir perdu. » (S. Hecker, directeur du département de l’énergie du laboratoire national de recherche de Los Alamos. Cité par Le Monde diplomatique, avril 1989, p. 3).]] : le déclin relatif de la puissance économique, industrielle et commerciale des États-Unis face à la montée de l’Europe, transfert le débat sur la sécurité nationale, de la confrontation Est-Ouest à la confrontation de l’économie nationale avec la concurrence internationale . Il en résulte :
1.- que l’exploitation des ressources du tiers monde, au prix le plus bas, devient un enjeu vital pour permettre à l’économie américaine de récupérer une compétitivité internationale qu’elle a perdu ;
2.- que le maintien de conflits localisés dans le tiers monde est une garantie de stabilité pour l’économie américaine fondée sur un colossal complexe militaro-industriel.

On peut dire en conclusion que l’accroissement de la concurrence entre impérialismes va imposer aux pays du tiers monde producteurs de matières premières et de produits énergétiques une exploitation encore plus féroce de la part des métropoles industrielles. Ce militaire français qui s’exprimait à la télévision au début de l’invasion du Koweït par l’Irak avait parfaitement raison : c’est là le premier grand conflit Nord-Sud.

Raoul Boullard

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