Juin 1916 – Document original en PDF
PARABOLE
Un semeur sortit pour semer, et comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin ; et les oiseaux vinrent et la mangèrent toute. Une autre partie tomba sur les endroits pierreux, où elle n’avait que peu de terre ; et elle leva aussitôt, parce qu’elle n’entrait pas profondément dans la terre ; mais le soleil étant levé, elle fut brûlée ; et parce qu’elle n’avait point de racine, elle sécha. Une autre partie tomba parmi les épines ; et les épines crûrent et l’étouffèrent.
Et une autre partie tomba dans la bonne terre, et rapporta du fruit ; un grain en rapporta cent, un autre soixante, et un autre trente. Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende.
Evangile selon Saint-Mathieu. XIII
NOTRE ATTITUDE
Au moment où fut déchainée la grande mêlée des peuples, chaque Etat mobilisa ses intellectuels, ses savants, ses journalistes et ses pédagogues, pour prêcher le mensonge et la haine, l’obéissance et le sacrifice. L’attitude de ces gens-là ne pouvait nous surprendre. Nous savions qu’ils étaient les adorateurs intéressés du veau d’or, les histrions et les larbins de la bourgeoisie, les instruments serviles de l’Etat.
De même, nous nous attendions à voir les tribuns socialistes leur emboiter le pas, car leurs déclarations patriotiques, celles de Jaurès comme celles de Bebel, nous avaient appris que le réel principe directeur de leur semblant d’ « Internationale » pouvait se formuler ainsi : « Travailleurs de tous les pays, égorgez-vous quand vos Maitres vous l’ordonnent ! »
Mais nous n’aurions jamais pensé que des adversaires irréductibles de la propriété, des ennemis irrévocables de l’Etat, des contempteurs farouches de l’autorité se mettraient eux aussi à hurler avec les loups et nous inviteraient à collaborer volontairement et sans arrière-pensée à la « Défense nationale ».
Malgré cela, il ne faudrait pas qu’on s’imaginât que la majorité des anarchistes a suivi les propagandistes en vedette qui se sont solidarisés avec leurs gouvernants. Au contraire, beaucoup parmi eux sont restés des antipatriotes et des antimilitaristes. Si la force militaire les a happés et écrasés, ils n’ont pas cherché à justifier, à légitimer cette force, qu’ils exécraient jadis, qu’ils exècrent encore plus maintenant que les faits ont corroboré leurs prévisions et qu’ils ont vu à l’œuvre cette formidable machine à broyer que constitue le militarisme de chaque Etat.
Cela s’explique. Depuis des années nous attendions la venue du fléau qui dévaste actuellement le monde. L’âpreté de cette fameuse lutte « pour la place au soleil », — forme moderne de la conquête et de l’expansion — devait fatalement mettre aux prises les Patries diverses puisqu’elles constituent autant d’associations de malfaiteurs sociaux, ayant un but unique : exploiter et dominer. Le conflit devait fatalement se dénouer par les armes, puisque deux groupes de nations se trouvaient en présence : l’un qui s’était partagé le monde colonial, l’autre qui voulait en chasser les conquérants pour s’installer à leur place.
De plus, la crise de militarisme intensif régnant en Europe depuis vingt ans, avait placé les gouvernants dans l’alternative d’en finir par une liquidation définitive ; chaque nation espérant bien que le vaincu serait à tel point écrasé, qu’on pourrait ensuite diminuer l’armement sans craindre une prochaine revanche.
Puisque nous savions tout cela et que nous n’ignorions pas que la lutte entre nations n’est que l’élargissement de cette lutte corporative et de cette lutte individuelle qui forment la base de la société capitaliste, quand le conflit a éclaté, les formes sous lesquelles il s’est présenté, les modalités qu’il a prises n’ont pu modifier brusquement notre manière de voir. Quand on a réfléchi sérieusement sur le problème social, qu’on a su en discerner les Causes, et compris que la propriété individuelle provoque presque tous les conflits humains, quand on n’est pas un fumiste, un dilettante ou un impulsif, on ne peut pas modifier ses convictions selon les circonstances, ni rejeter sur une seule caste la responsabilité de la guerre.
Les horreurs de la guerre nous révoltent, mais nous savons que le seul moyen d’y mettre fin, c’est de s’attaquer aux causes réelles des conflits armés ; et non de donner son appui à un nationalisme, quel qu’il soit.
Les déclamations sur « les horreurs de l’invasion » ne peuvent nous décider à devenir de bons soldats et de bons Français, car nous savons que dans toute guerre, chaque adversaire cherche à porter les hostilités en territoire ennemi.
Quand deux ou plusieurs impérialismes se heurtent, entrainant dans la danse le plus possible d’alliés, grands et petits, achetant ou violant tour à tour les neutralités ; nous savons que nous assistons au choc de deux volontés opposées de cupidité et de domination, et non pas à la lutte du Droit contre la Barbarie.
Surtout, ce qui contribue le plus à nous éloigner des justifications officielles et des solidarités patriotiques, c’est que celles-ci nous sont imposées ! Quelle patrie peut donc prétendre défendre la liberté, quand toutes s’emparent de l’individu comme des goules avides de chair humaine, le véhiculent comme un bétail, sans qu’il puisse réfléchir et discuter, et l’envoient au carnage sans qu’il puisse choisir ?
Nous n’ignorons pas que certains esprits faibles veulent se donner l’illusion d’agir librement, en s’adaptant à la mentalité générale, celle qui proclame que la guerre est un mal nécessaire, et affirme la nécessité d’aller jusqu’au bout, pour la conquête de prétendus avantages. Mais nous préférons garder intact notre idéal. Le militarisme peut s’emparer de nos corps, il ne pourra jamais conquérir notre pensée.
Si nous ne pouvons pas nous soustraire à l’autorité, si nous reconnaissons notre impuissance et notre nombre infime, du moins, nous n’apportons pas à l’œuvre de mort une collaboration bénévole ni une acceptation volontaire. Une idée impuissante parce qu’elle n’a pas encore rallié suffisamment de partisans pour devenir une force sociale, n’est pas forcément une idée fausse. Elle peut représenter l’avenir, comme la braise conservée sans défaillance au foyer primitif représentait la possibilité d’obtenir du feu à nouveau.
Nous n’ignorons pas que si nous reconnaissions aujourd’hui la nécessité de la défense nationale, il nous faudrait demain reconnaitre l’utilité du militarisme qui la prépare et qui l’assure. Si nous adhérions à « l’union sacré », nous ne pourrions plus ensuite parler sérieusement d’esprit de révolte ou de lutte de classes. Aussi nous nous taisons, bâillonnés par l’état de siège et la censure. Mais nous conservons l’intégrité de notre pensée. Combattants ou réfractaires, ne s’adaptant pas aux circonstances, nous bravons jusqu’au bout les forces coalisées de L’ ETAT, même lorsqu’elles nous écrasent !
LES COMPAGNONS DU SEMEUR
LA GUERRE
Considérations rétrospectives et actuelles.
GUERRE ET PENSÉE LIBRE
Depuis bientôt deux ans, une guerre sans précédent historique ravage l’Europe, se poursuit jusqu’en Asie et en Afrique, sur tous les océans, et jusque dans les airs. Jamais de tels moyens de destruction n’ont été employés sur une aussi vaste échelle. Jamais aussi, l’Etat n’a disposé, dans toutes les nations, de moyens si puissants pour semer le mensonge et l’illusion. Dans tous les pays belligérants, règnent la dictature militaire et le terrorisme aux armées, (tribunaux d’exception, exécutions sommaires, etc., etc.)
Partout s’exerce une censure minutieuse et impitoyable sur les correspondances, les colis, les communications téléphoniques et télégraphiques, les journaux, les brochures, les livres, les affiches, les réunions et les spectacles. Toute cette organisation du bâillon systématique, atteste que la guerre repose sur le mensonge, que seules l’illusion et l’erreur peuvent assurer sa continuité. Royautés constitu-tionnelles, démocraties parlementaires, empires autocratiques possèdent actuellement le même régime intérieur. Chaque gouvernement consacre une partie de ses ressources financières et de ses forces répressives à la propagation de l’erreur et à l’étouffement de la vérité.
Jamais l’humanité n’avait connu une telle régression intellectuelle, une telle abdication de la pensée devant la force, depuis l’Inquisition et le moyen âge. L’obscurantisme obligatoire, l’ère de la censure et de la « vérité officielle », voilà ce qui caractérise la guerre actuelle.
Il en fut ainsi dès le début. Auparavant, les minorités capables d’exposer les causes réelles du conflit, dont la préparation fiévreuse occupait toute l’Europe, n’avaient pu créer un état d’esprit général réellement hostile au carnage imminent. Puis, la guerre déclarée, ces minorités furent définitivement muselées, ou gagnées elles aussi par la fièvre guerrière ; ce fut le règne incontesté de la barbarie et de l’ignorance !
Depuis, la guerre exigeant des sacrifices toujours plus grands, une certaine lassitude s’emparant des masses, une opposition qui recrute ses membres surtout parmi les socialistes anarchisants et les anarchistes, s’est dessinée, des tentatives de réaction contre le chauvinisme triomphant furent esquissées. Elles ont trouvé devant elles une censure vigilante, et un pouvoir décidé à user de toutes ses armes. Ainsi, nous avons vu paraitre des journaux presque entièrement blanchis ou remplis de futilités et de lieux communs parce que ne pouvant pas se risquer sans dommage sur le terrain brûlant. Ces faits montrent que les intentions gouvernementales ne se sont pas modifiées. Tout en continuant d’affirmer que nous luttons pour la défense de nos libertés, nos dirigeants mutilent et défigurent toute pensée indépendante, ou interdisent complètement son expression.
Aussi, pour rendre public notre point de vue sur le conflit actuel, nous avons recours à une imprimerie de Genève (Suisse). Nous nous affranchissons, à nos risques et périls, de ce pouvoir de compression, nous faisons revivre le pamphlet clandestin, espérant voir notre exemple suivi.
LES CAUSES DU CONFLIT
Les institutions de régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements — monarchiques ou républicains, — la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste. l’Eglise : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d’un ordre social qui les nourrit, qu’elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.
(Extrait du Manifeste rédigé par la conférence de ZIMMERWALD, septembre 1915).
Les principes nationaux, religieux, ethniques ou spirituels au nom desquels les conducteurs de peuples exigent l’obéissance passive et obtiennent l’enthousiasme guerrier, constituent des prétextes. Il n’existe qu’une cause réelle des conflits armés : Conquérir la propriété sous toutes ses formes. conserver et défendre ce qu’on a pu conquérir au préalable. Les individus luttent entre eux pour conquérir la propriété individuelle, les corporations luttent entre elles et contre le reste de l’ensemble social afin d’assurer à leurs membres des avantages marqués ; les castes luttent dans le sein de l’Etat pour conquérir le pouvoir et les avantages qui y sont attachés. De même les nations luttent pour conquérir des débouchés, des colonies, la domination des mers, des ports bien situés, etc., etc.
Le système de la concurrence capitaliste, les progrès du machinisme accompagnés d’une surproduction intense nécessitant la recherche continuelle de nouveaux débouchés, les ambitions coloniales des requins de la finance et de la métallurgie qui se heurtent et s’opposent d’une façon internationale, comme ils s’opposent et se heurtent souvent dans le cadre des Etats nationaux ; les manœuvres criminelles d’une diplomatie de carrière s’orientant toujours du côté des profits et des honneurs ; l’existence dans chaque nation, (l’une caste militaire aussi arrogante et réactionnaire dans les démocraties qu’ailleurs, et dont la guerre constitue la seule raison d’être ; le fait que, partout les individus et les peuples ne s’appartiennent pas et sont livrés pieds et poings liés aux caprices de leurs maitres, par l’existence de la conscription ; tout cela se combine et s’amalgame pour rendre les guerres possibles et même fatales !
Ce désastre n’est pat infligé par l’aveugle fureur des éléments. Il est infligé par l’homme à l’homme.
(Manifeste LIEBKNECHT, mars 1915)
Quelles que soient les justifications et les sophismes invoqués par la bourgeoisie de chaque pays pour rejeter sur celle des pays ennemis toutes les responsabilités, malgré les déclarations de pseudo-savants comme Le Bon, Lombroso, etc. nous invitant à rechercher les causes cosmiques (?), atmosphériques (?), sexuelles (?), ou psychologiques (?) de la guerre ; malgré les déclarations religieuses nous présentant la tourmente actuelle comme une expiation infligée par Dieu à ses créatures ; nous savons qu’en réalité chaque Etat moderne représente une association de mul-timillionnaires, maitres des grandes sociétés anonymes, des compagnies de transport et des banques, et que ces consortiums d’exploiteurs concluent des alliances ou brisent celles qui existent selon leurs intérêts. Pour se débarrasser d’un concurrent gênant, ils ne connaissent pas d’autre procédé que l’appel au canon, l’armée étant la gardienne fidèle des comptoirs menacés, l’outil indispensable aux agrandissements et aux conquêtes.
L’Autriche voulait se réserver le marché balkanique convoité par la Russie. L’Allemagne venue trop tard au partage des terres nouvelles voulait « organiser » à son profit la Turquie d’Asie et s’irritait de voir Russes et Anglais se partager la Perse, Serbes et Bulgares désiraient des ports, partout se heurtaient les appétits et la soif des profits dans une Europe hérissée de baïonnettes : tous ces « pans » dévorateurs, panslavisme, pangermanisme, rêve d’une grande Serbie, rêve de Salonique pour l’Autriche, de Constantinople pour la Russie, de la ligne Hambourg-Bagdad pour l’Allemagne, de l’hégémonie italienne sur l’Adriatique, l’assimilation du Maroc par la France. Et dominant toutes ces aspirations rapaces, le conflit anglo-allemand, opposant sur tous les marchés du monde les armateurs de Londres et ceux de Hambourg, les charbonniers de Cardiff et ceux de Westphalie, les métallurgistes de Birmingham et ceux d’Essen, les produits de la Germanie et ceux de l’Angleterre.
« Tantôt sourd, tantôt aigu, toujours profond el redou-table ».
C’est ainsi que Jaurès qualifiait en 1909, le conflit dressant partout l’un contre l’autre le commerce anglais et le commerce allemand.
La citation suivante, puisée dans une grande revue capitaliste anglaise montre toute l’acuité de ce conflit et les espérances nourries par les exportateurs anglais :
Au cours des quinze dernières années, grâce à son système de crédit et de primes d’exportation, le commerce allemand avec l’étranger, en fer, acier et machines, a augmenté de 500 pour 100, contre une augmentation britannique de 50 pour 100. Sans remonter plus loin que 1900, la Grande-Bretagne exportait cette année-là 3.250.000 tonnes de fer et d’acier contre 800.000 tonnes exportées par l’Allemagne. L’an dernier (1913), l’Allemagne a exporté 6.000.000 de tonnes contre nos 5.000.000 de tonnes, et dans la première moitié de la présente année 2.300.000 tonnes contre nos 2.400.000 tonnes. Ces chiffres montrent combien sérieuse était pour nous la concurrence allemande et les possibilités futures pour notre industrie, quand nous aurons brisé le système de nos rivaux teutons.
(Financial Rada of Review, octobre 1914).
Si les intérêts anglais et allemands s’opposaient sur le marché mondial, et ceux de l’Allemagne et de la Russie se heurtaient dans les Balkans et en Turquie ; il est évident aussi que les capitalistes français, furieux d’avoir été contraints par Guillaume II à aller à Algérisas partager les concessions marocaines avec leurs concurrents teutons, et désireux d’étendre en Syrie « notre » domaine colonial ; soutenaient depuis 10 ans une politique extérieure nettement belliqueuse.
La diplomatie anglaise trouvant en M. Delcassé un auxiliaire dévoué s’occupa « d’encercler » l’Allemagne, celle-ci sentant le danger, précipita ses préparatifs militaires. Ceux des alliés : loi de 3 ans et création de l’artillerie lourde en France, constructions navales anglaises, chemins de fer russes en Pologne, tractations avec l’Italie, etc., etc. , ne pouvaient s’achever avant 1916 ou 1917. L’attentat de Sarajevo fut le prétexte. L’Allemagne brusquant les choses pour profiter de ses avantages, obligea le. Alliés à subir une guerre qu’ils désiraient et .prépa raient activement,- niais qu’ils n’eussent voulu déclarer qu’à leur heure ! Du reste, l’Etat allemand ne nourrissait pas des intentions meilleures, et spéculant sur une victoire totale, ses pangermanistes évaluaient déjà les profits de l’opération.
Tous ces mobiles cachés sont inavouables. Aussi dans TOUS les pays en lutte, la discussion publique des causes de la guerre est interdite. Nous pouvons cependant enregistrer des aveux significatifs pour corroborer notre thèse.
M. Houllvigue intitule carrément un feuilleton du Temps : « l’enjeu de la lutte » (le 8 février 1916). Il y écrit :
« Que les braves gens qui se nourrissent de rêveries et se gargarisent d’idéal ne viennent pas nous reprocher d’avoir rapetissé à une question de gros sous, une lutte de races et un conflit de civilisations. Derrière les grandes phrases et les beaux sentiments, il y a les questions économiques qui commandent aux évènements« .
Et il suppute ce que rapportera le retour de l’Alsace-Lorraine au capital français : le fer de Metz, le pétrole de Pechelbronn, le sel gemme de Dieuze, la potasse de Nonnenbruch. Il réclame aussi le bassin houiller de la Sarre. Quel appétit, digne de celui des annexionnistes allemands !
M. Henri Hauser, dans son livre le Problème colonial, (Chapelot. Paris, 1915), écrit :
« Grâce aux ambitions coloniales de l’Allemagne, la guerre actuelle est apparue bien plus clairement que la guerre de 7 ans comme une guerre pour le partage du monde. A la vieille notion de l’équilibre européen, elle substitue la notion de l’équilibre de la planète. »
Ainsi, aux guerres de religion, d’ambition personnelle ou d’intérêt dynastique ont succédé les guerres d’affaires, les guerres bassement, exclusivement mercantiles ! Jamais l’idéalisme et le désintéressement n’ont joué un rôle si effacé dans les rapports entre nations, pourtant, jamais on n’a tant parlé d’honneur et de désintéressement !
JUSTIFICATIONS GOUVERNEMENTALES
C’est que les armées sont devenues nationales, elles comprennent des millions de citoyens, et non plus quelques milliers de mercenaires. Pour obtenir l’enthousiasme guerrier, la résignation aux maux les plus terribles, il faut entretenir le moral des combattants et des civils. Pour cela on leur ment à jet continu. Ainsi nous voyons l’Allemagne se poser en défenseur de la civilisation occidentale contre la barbarie russe, elle qui a fourni au tzarisme ses réacteurs les plus implacables ; la Serbie invoquer le droit des nationalités, après avoir « digéré » la Macédoine bulgare ; la Belgique « défendre l’honneur et le Droit » après avoir ensanglanté le Congo pour la récolte du caoutchouc ; l’Angleterre intervenir au nom du droit des peuples, qu’elle a si peu reconnu aux Indes, au Transvaal et ailleurs ; la France invoquer ses prétendus désirs de paix après avoir fourni l’or de Ses rentiers à la Russie en exigeant qu’une partie de ces emprunts ait une destination militaire ; l’Italie partir en guerre au nom d’un irrédentisme qui s’accommoda si longtemps d’une alliance avec l’Autriche ; la Russie mobiliser soi-disant pour la défense de la Serbie, qu’elle a ensuite laissé écraser sans rien tenter en sa faveur.
Bref, tous les belligérants veulent incarner le Droit., la Justice et le Progrès. Mais tous ne reconnaissent qu’un seul ultima ratio : la Force ; qu’un critérium : leur intérêt ! Et cet intérêt ne s’identifie pas avec l’intérêt collectif qui réclame la paix au plus tôt, mais avec l’intérêt particulier des profiteurs de la situation, qui sont en même temps les maitres de l’heure.
Plus que jamais triomphent la diplomatie secrète et le mensonge organisé ; au service des puissances d’argent !
LES PARTIS D’OPPOSITIONET LA GUERRE
Les naïfs virent avec étonnement, les différentes fractions de l’Internationale ouvrière se transformer en auxiliaires gouvernementaux dévoués, et prêcher à outrance des bourdes phénoménales : guerre qui sera la dernière : comme si la guerre pouvait tuer le « désordre organisé » de la société capitalo-étatiste contenant en germe de perpétuels conflits , guerre de races : alors que les Alliés appellent à leur secours « les âmes et les peaux de toutes les couleurs » ; guerre de nationalités : alors que la Russie opprime la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, viole le statut finlandais, et traque les Juifs, alors que l’Angleterre ajoute aux répressions du passé, la répression actuelle du mouvement irlandais, que l’Italie réclame les Slaves de l’Istrie et de la Dalmatie, et que la France impose la conscription aux Sénégalais et aux Arabes ; guerre de libération : tandis que nous sommes soumis à la dictature militaire de l’état de siège, et que nos maitres ne nous ont pas même promis un changement de régime ; guerre pour le Droit des peuples : alors qu’aucun peuple n’a été consulté et que TOUS sont conduits à l’abattoir au nom d’accords, d’alliances, d’ententes dont ils ignorent les termes ; guerre pour tuer le militarisme prussien et les autres militarismes : alors que tous les militarismes sont identiques, car il n’y a pas trente-six façons d’être soldat et d’obéir, de donner sa liberté et sa vie sans savoir pourquoi ni comment ; guerre de défense contre l’agression : alors que les plans de chaque état-major prévoyaient une offensive rapide en territoire ennemi.
Ces apôtres de la lutte des classes et de la transformation sociale se muèrent en colporteurs bénévoles des absurdités indiquées ci-dessus, et en défenseurs acharnés d’organisations sociales qu’ils combattaient la veille. Il n’y a point lieu de s’en étonner. L’Internationale reposait sur une équivoque, elle conciliait le nationalisme et l’internationalisme, elle voulait rester dans les cadres légaux, malgré l’aveu du socialiste belge Destrée : « la légalité est sans issue« . Elle ne reconnaissait pas que les gouvernements sont des machines d’oppression et de guerre et ne peuvent pas être autre chose. Elle ne faisait pas fi de ce qu’elle appelait l’indépendance nationale, mot vide de sens tant que l’indépendance individuelle, et la restitution du patrimoine matériel accaparé par les classes nanties n’est pas assurée ; elle accordait une importance considérable aux différences politiques entre nations, alors que pas une seule de ces différences ne vaut la vie de milliers d’hommes ; ces différences n’empêchant pas une identique exploitation économique. Le socialisme étatiste évoluant dans le cadre de l’Etat et voulant conquérir celui-ci était forcément amené à défendre cet Etat contre les Etats voisins, à se solidariser dans le bien comme dans le mal avec ses dirigeants.
Nous avons dit ailleurs ce que nous pensons des anarchistes transformés en hérauts du patriotico-humanitario-internationalisme guerrier ! Nous ne pouvons que flétrir à nouveau de notre indignation ces prétendus représentants de l’esprit de révolte contre l’Etat, l’autorité et la guerre, qui prêchent actuelle-ment la tuerie à outrance en des manifestes incohérents et ridicules.
LA NOUVELLE OPPOSITION
Pourtant, une opposition réagissant contre « l’union sacrée », la collaboration des classes, la guerre « jusqu’au bout », s’est dessinée. Certains socialistes ont été à Zimmerwald. Une minorité ne se résignant plus au silence et dont on ne peut plus nier l’existence, s’affirme dans le sein du parti socialiste et de la C.G.T. Mais elle n’ose pas rompre avec des organisations périmées dont la faillite est évidente. Sous prétexte de ne pas détruire des Partis, des Fédérations, des Confédérations, des groupements dont l’unité repose sur l’équivoque et l’abdication de la pensée personnelle ; ces opposants essayent de galvaniser des cadavres, de donner force et vie à des organismes usés, se cramponnent à des squelettes et des fantômes d’organisations ne représentant plus aucune force vivante, aucun principe actif. Ils n’osent pas sorti : de la voie tracée par la routine et les « précédents historiques », ni proclamer tes principes nouveaux de la « vraie lutte de classes s, de la véritable opposition à la guerre ; basées sur l’antipatriotisme et les droits imprescriptibles de l’Individu.
NOTRE OPPOSITION
Nous sommes adversaires de la guerre parce que nous voulons que l’individu s’appartienne, au lieu d’être immolé sur l’autel des nécessités d’État, et des pseudo-intérêts collectifs. Peu nous importe d’être membres de nationalités grandes ou petites, politiquement émancipées ou asservies ; si PARTOUT l’individu, cellule sociale, base de tout groupement humain, doit s’incliner devant un contrat social imposé, subir un militarisme qu’il n’approuve pas, et une exploitation éhontée. Adversaires résolus des solidarités imposées, nous rejetons le patriotisme qui rend le mouton solidaire du berger et de ses chiens, et nous nous considérons en état de légitime défense contre tous les Etats et leurs représentants — pieuvres hideuses — perpétuelle menace contre nos libertés et nos vies.
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas la reviviscence d’une (Internationale politique avec des chefs et des meneurs, la reprise de relations internationales de convention, pendant que la masse des peuples continuerait à s’ignorer et à se haïr.
Si nous attaquons la tyrannie d’en haut et le rempart de mensonge qui l’abrite, nous n’innocentons pas pour cela les masses prolétariennes. Nous avons encore devant les yeux, les heures hideuses de la mobilisation où une foule ivre de haine inculquée et de bestialité native, en proie il un véritable délire, s’en allait au carnage en chantant ! et nous pensons que bien de ces brutes ont mérité leur sort ! Lorsqu’on a assisté a de pareils spectacles, vécu en pays belligérant depuis 21 mois, et par conséquent assisté à toutes les manifestations de la bêtise et de la haine, on ne peut que sourire en voyant des camarades placer leur suprême espoir dans l’affirmation d’un ordre nouveau » qui jaillirait « de la spontanéité des foules » et de leur révolte ! Trop peu nombreux pour agir d’une façon collective et sachant que leur sacrifice serait inutile, nous estimons que ceux des nôtres qui ont su ou pu, grâce à leur volonté ou aux circonstances échapper au fléau, doivent se conserver pour l’action future.
Celle-ci devra bénéficier de nos expériences et de nos désillusions. Plus que jamais, une propagande éducative sérieuse, débarrassée des professionnels et des pseudo-intellectuels sera nécessaire. Cessant d’avoir les yeux fixés sur Paris et sur les écrivains connus, appliquant une décentralisation, un régionalisme, un fédéralisme rationnels, cherchant à créer dans chaque région un ou plusieurs centres autonomes de propagande active, méthodique et suivie ; nous reprendrons l’œuvre de critique, de sape et d’éducation.
Avec toute l’énergie que les événements actuels nous auront inspirée, nous attaquerons sans relâche l’Etat-Patrie, ses institutions, ses hommes, sa presse et ses valets. Nous chercherons à détruire la religio-sité cléricale ou laïque génératrice de mirages. Ennemis de la domination et de l’exploitation, nous chercherons à augmenter le nombre de ceux qui peuvent et veulent se passer d’exploitation et de domination, de ceux qui ne veulent pas mourir pour Dieu, le Kaiser, le Tzar, la civilisation ou la kultur !
UN SANS PATRIE
Source : http://archivesautonomies.org/