C’était du Velours…

EXTRAIT DU MONDE LIBERTAIRE HORS SÉRIE N°57 : 14-18, MORTS PAR LA FRANCE

Une rencontre avec Noël Genteur, maire de Craonne

Noël Genteur est éleveur à Craonne dans l’Aisne sur le Chemin des Dames, théâtre, notamment, de la terrible offensive ratée du général Nivelle d’avril à juin 1917. Noël, c’est la figure locale emblématique de la mémoire des « bonhommes » [note] tombés au front durant la première guerre mondiale. Né à Craonne, petit village rendu célèbre par la chanson du même nom [note] , épicentre de la « boucherie » du Chemin des Dames et des mutineries qui s’ensuivirent, il vit depuis toujours sur ces terres meurtries par l’histoire.

Élu non encarté, longtemps maire de Craonne, conseiller général, Noël Genteur fait partie de ces olibrius, électrons libres dont ont horreur les politiciens patentés.

Acteur incontournable des lieux, tantôt reconnu et sollicité par les autorités, tant administratives que politiques toujours promptes à récupérer ce qui peut l’être, tantôt honni et mis à l’écart tant ses projets et ses discours sont dérangeants, Noël cultive son indépendance, n’hésitant pas à afficher ses relations avec le mouvement révolutionnaire local, dont les anarchistes de la FA, ce qui n’est pas sans occasionner un certain ostracisme à son égard.

Le Monde Libertaire Hors Série, dans le cadre de ce numéro sur la guerre 14-18, l’a rencontré.

MLHS : Noël Genteur, nous sommes beaucoup à nous rappeler l’émission sur Craonne, maintes fois rediffusée, de là bas si j’y suis que t’avait consacré Daniel Mermet sur France Inter en 1997. Ça fait un bail. Pourquoi cet engagement autour de 14-18 ?
Noël Genteur :
Je suis paysan à Craonne. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient paysans dans ce village. J’ai donc un attachement particulier à la terre, à cette terre, à ce territoire.

Le mauvais hasard a fait que ce village-là s’est trouvé sur la ligne de front pendant cinquante mois. Craonne est au bout du Chemin des Dames, un plateau d’une trentaine de kilomètres qui surplombe les vallées de l’Aisne et de l’Ailette entre Laffaux et Corbeny, disons entre Soissons et Reims pour vous permettre de mieux visualiser la géographie. Craonne a été choisi comme lieu pour la terrible offensive Nivelle d’avril 1917. Près d’un million cinq cent milles soldats ont été rassemblés au pied du Chemin des Dames. C’est ça qui a fait sa réputation. Les allemands occupaient le plateau qu’ils avaient fortifié. Les autorités militaires ont envoyé à l’assaut des milliers de soldats, fauchés par les canons et les mitrailleuses que l’artillerie française n’avait pas détruits. Une véritable boucherie qui est à l’origine d’un mouvement de révolte, qu’on nomme « mutineries » avec son cortège de procès iniques, de condamnations à mort, ses « fusillés pour l’exemple ». La Chanson de Craonne est née de ces événements là. Et aussi la réputation sulfureuse de Craonne, qui fera que ce lieu sera occulté par l’historiographie officielle de la Grande guerre.

Vous comprendrez que vivre ici, c’est « bénéficier », si on peut dire, d’un drôle d’héritage. Un héritage lourd à porter, vous savez.

Il y a ces milliers de bonshommes morts, disparus ou blessés, mais il y a aussi, et en tant que paysan, j’y suis confronté chaque jour, ce territoire haché menu sur dix mètres de profondeur. Le village de Craonne a été rayé de la carte, pulvérisé par les milliers d’obus qui pleuvaient ici. Pour vous donner une idée, si c’est possible d’appréhender des choses comme ça, aujourd’hui, cent ans après c’est encore quarante tonnes d’obus par an qui sont extraits de la terre sur le département de l’Aisne. Rien que sur mon exploitation, je sors chaque année huit ou dix obus non éclatés.

Chaque année, j’ai au moins une vache qui meurt après avoir ingurgité des morceaux de barbelé qui remontent en surface. Combien de fois j’ai cassé ma charrue sur les restes d’abris allemands enterrés… Ici, la guerre de 14-18, on la vit au quotidien. Et ça remonte à loin !

Je me souviens – j’étais gosse – de mes premières questions lorsque, vers cinq, six ans, derrière la charrue, je ramassais la ferraille. Nous étions très surveillés à cause des grenades et autres munitions non explosées. Je me souviens qu’on ramassait les têtes d’obus et les cartouches en cuivre. On les revendait au marchand de ferraille pour acheter des carambars au boulanger.

Cette histoire de 14-18, pour nous, pour moi, elle n’est pas figée encore. Nous sommes confrontés chaque jour aux plaies, aux cicatrices de cette guerre.

Aujourd’hui, la moitié de la commune de Craonne est encore en zone rouge, c’est-à-dire dans l’impossibilité d’avoir une activité humaine autre que la plantation de forêt. Sur les 22000 hectares classés en zone rouge après la guerre dans le département de l’Aisne, il en reste encore 750 dont 450 sont sur le territoire de Craonne.

Mon grand-père me disait toujours : « avant la guerre la terre ici c’était du velours », des milliers d’années sont passées où l’homme la travaillait, en retirant les moindres impuretés, les pierres, les racines… « C’était du velours », il disait.

Les obus ont non seulement complètement détruit notre village, mais ils ont re-mélangé la roche mère avec la terre arable. On a tout « remélangé » donc on doit tout refaire.

Ce chaos là de 14-18 a détruit 7000 ans de travail. C’est de ça aussi dont il faut se rendre compte, au-delà de la plaie, de cette douleur qu’on a causé aux hommes, de ces véritables crimes qu’on a commis ici.

Vous vous imaginez tout le travail à effectuer pour retrouver la terre comme elle était avant 14…

Alors mon engagement, c’est le résultat de cette terre qui me colle à la peau, de cette tragédie qui m’habite, de cette volonté de faire émerger tout ce qui n’a pas encore été dit sur ce qui s’est passé ici, à Craonne sur le Chemin des Dames. Il faut revoir l’écriture de cette histoire. L’histoire officielle n’est pas la nôtre. Pour comprendre, il faut savoir, ne rien cacher. C’est le chemin à faire pour rendre impossible le retour de cette barbarie inimaginable.

Beaucoup d’anciens combattants avec qui j’ai eu la chance de parler m’ont fait comprendre qu’il y avait eu un grand mensonge autour de ce qui s’était passé ici. Julien, un poilu que j’ai interviewé à 104 ans, avait exigé que je ferme la porte de sa chambre pour me parler de cette période. Il avait toujours peur.

Le grand mensonge sur Craonne, qui date de cette époque-là, vient du bilan qu’on en a fait. L’offensive Nivelle a duré du 16 avril au 10 mai, sauf que les comptes rendus ont été faits par exemple du 16 avril au 19 ou au 22, en disant là il y a 30 000 morts, 80 000 blessés, 5000 ou 6000 disparus, après on repart du 22 au 25 et on dit c’est pas la même bataille, et là il y eu 15 000 morts, si bien que si on cumule du 16 avril au 10 mai, là on se dit il y a un problème quand même ! Mais on le voit jamais cumulé. On a saucissonné l’histoire de Craonne en tranches pour camoufler l’étendue des pertes, pour que ce soit plus facile à digérer.

Les historiens ont établi aujourd’hui que du 16 avril au 5 mai il y a eu 160 000 morts. Les généraux se sont entêtés jusqu’en juin, mais il n’y a jamais eu de comptage.

Il y avait eu des engagements qui assuraient que l’attaque ne devait pas durer plus de trois jours. On leur a menti. On leur a même dit « vous allez monter le fusil à la bretelle ».

L’artillerie devait détruire les positions allemandes en surplomb. Rien n’avait été détruit.

Moi j’ai un témoignage d’un artilleur qui était au coin du Mont Ermel, et qui me disait qu’ils sont partis à 6h du matin et qu’à 7h il y en a qui redescendaient fous de rage. Parce qu’ici l’artillerie française a détruit une partie de nos hommes, et ça on pouvait pas le dire. Maintenant on commence à le dire.

Tout le long de cette histoire là, on a masqué la vérité à chaque fois. Mensonge, tromperie… Tromperie magnifique, comme dit Roland Dorgelès pour parler du devoir dans Le réveil des morts : « … tromperie magnifique que l’âme invente, pour mener le corps là où il ne veut pas ? ». C’est formidable comme phrase ; et il écrit ça en 1917 ou 1918. Tromperie, mensonge, cacher la vérité, tout ça c’est de la même confiture… ou plutôt du même purin.

L’histoire officielle de la Grande guerre n’est pas la nôtre dis-tu, peux-tu nous en dire un peu plus ?
Noël Genteur :
L’histoire officielle est celle des pouvoirs en place, celle des politiciens et des militaires. Elle est écrite par des intellectuels qui ne sont pas allés dans les tranchées. Elle nous parle de stratégie, de mouvements militaires, de batailles, de chiffres, de dates sans rien dire de ce qu’il y a derrière, et tout à fait accessoirement de la souffrance des hommes. Il faut prendre conscience que les décideurs sont rarement du côté des gens qui souffrent. Cette réalité aurait dû être une des leçons de l’histoire. Pour qu’on ne laisse plus personne décider à notre place, pour que des décisions entraînant de tels drames ne puissent plus être prises.

Une histoire de 14-18 qui occulte délibérément Craonne et ce qui s’y est passé n’est pas admissible. Je me bats pour que Craonne et le Chemin des Dames soient traités comme l’ont été Péronne, Verdun et d’autres lieux de 14-18. Je refuse les deux lignes insipides qui figuraient à mon époque dans les manuels scolaires, niant la réalité terrible de ce qui s’est passé ici. Ces « sacrifiés » méritent plus que deux lignes dans les manuels d’histoire.

Il nous appartient de rétablir la vérité sur tout ce qu’on nous cache. Craonne, c’est un moment honteux de la République. Elle a préféré étouffer les choses.

C’est pourquoi la République a fait de Craonne un lieu pestiféré dès la fin du conflit. C’est une véritable chape de béton qui recouvre et le lieu et les faits, à cause de la révolte – je préfère ce mot à celui de mutinerie – qui a suivi la boucherie imbécile de l’offensive Nivelle, à cause de la Chanson de Craonne qui symbolise cette révolte. La République n’a jamais voulu faire de procès à ses chefs. à la fin de la guerre, aucun mausolée, aucun cimetière national, aucune commémoration sur le Chemin des Dames. Même la reconstruction du village fut interdite. C’est le courage et l’acharnement de quelques habitants, aidés par la Suède qui avait perdu beaucoup d’hommes ici, qui ont permis de reconstruire, quatre cents mètres plus bas, ce petit village.

Pour le cinquantenaire de la tuerie du Chemin des Dames, en 1967, ce n’était pas la foule, il n’y avait que quatre mille personnes présentes.

Pour trouver un officiel à Craonne, il faut attendre la venue du Premier ministre Lionel Jospin en 1998, pour l’inauguration du monument Ils n’ont pas choisi leurs sépultures4 de Haîm Kern, sur le plateau de Californie. Il avait alors prononcé un discours où il estimait que les « mutins » devaient « réintégrer aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale ». Cette déclaration avait suscité alors une vive polémique. Elle avait été perçue, inconsciemment ou non, comme une volonté de réhabiliter les mutins, dont les fusillés pour l’exemple. Le président Chirac l’avait jugée « inopportune ».

Plusieurs fois le monument de Haîm Kern fut dégradé… C’est dire que notre combat n’est pas gagné !

Aujourd’hui encore, le Président de la République François Hollande (alors même que le Conseil général de Corrèze qu’il présidait avait voté, en 2009, une délibération réclamant « que les fusillés soient considérés comme des soldats à part entière de la Grande guerre »), a lancé les commémorations du centenaire en novembre 2013 en demandant au ministère de la Défense d’accorder une place aux « fusillés pour l’exemple » aux Invalides, de permettre la consultation en ligne des dossiers des mutins… mais avec l’interdiction de prononcer le mot « réhabilitation ». En juillet 2014, le Tour de France a emprunté le Chemin des Dames et le président Hollande est venu à quelques kilomètres de Craonne, mais il n’est pas passé ici… Craonne reste encore un lieu tabou.

Cela fait des dizaines d’années que nous militons activement pour mettre certains faits en lumière, pour réintégrer Craonne dans l’histoire nationale. La chape de béton dont je parlais est solide, mais nous la grignotons peu à peu. Les marches, organisées chaque année à la date anniversaire du 16 avril, connaissent une fréquentation importante. Cette année, dans un silence impressionnant, nous étions mille à marcher sur les traces des soldats montant à l’assaut du plateau, marches ponctuées de lectures de lettres écrites par des poilus. Il y a même des militaires, sans uniformes et sans armes, cela va de soi, qui participent à cette marche de dénonciation des horreurs de la guerre.

En 2014 nous avons installé un observatoire de vingt sept mètres de haut permettant d’embrasser tout le théâtre des opérations. Certains week-ends, ce sont mille personnes qui se rendent devant le monument de Haïm Kern. Le Conseil Général de l’Aisne, qui le premier avait émis un vœu pour que la République reconnaisse ses « mutins », se mobilise pour son histoire locale. Depuis plusieurs années, une bande d’œillets bleus borde la trentaine de kilomètres du Chemin des Dames. Il reste du boulot à faire pour faire émerger la véritable histoire, celle des bonhommes qui ont souffert dans les tranchées, celle de tous les sacrifiés du Chemin des Dames, celle des ordres imbéciles et meurtriers, celle qui est l’histoire du peuple, la nôtre ! Nous la devons à « ceux qui croyant mourir pour la patrie sont morts pour des industriels ». C’est Anatole France qui a écrit ça. On ne peut taxer cet auteur là d’extrémiste.

Noël, avec qui mènes-tu ce combat pour contrer les discours édulcorés, voir mensongers sur la guerre de 14-18 ?
Noël Genteur :
Beaucoup d’anciens combattants avec qui j’ai eu la chance de parler m’ont ouvert les yeux sur ce qu’on nous a camouflé. Leurs témoignages sont cruciaux pour rétablir la vérité des faits. Sur un autre plan, des artistes comme Tardi, qui nous a offert un superbe triptyque5 qu’on peut voir à la mairie de Craonne, ont su témoigner par leur talent de la souffrance des poilus. Des écrivains comme Daeninckx ont écrit des textes magnifiques sur cette époque. à Craonne, chacun amène quelque chose et on partage. Et il y a bien sûr de nombreux universitaires qui travaillent inlassablement sur les archives.

Justement, à propos d’universitaires, c’est quoi cette école de Craonne ?
Noël Genteur :
Ce que vous appelez école de Craonne, c’est le résultat d’un manque. C’est parce qu’un certain boulot n’a pas été fait jusqu’ici que l’école de Craonne a vu le jour. Disons pour simplifier qu’il y a deux façons différentes d’appréhender l’histoire. Il y a ce que nous évoquions tout à l’heure, l’école des faits militaires, des événements politiques concernant principalement les pouvoirs en place. Ça, c’est plutôt Péronne, même si c’est caricatural de présenter les choses comme ça. Et puis, il y a notre façon de voir les choses, plus humaniste, plus proche de ceux qui ont subi que de ceux qui ont décidé.

Nous voulons réintroduire dans la mémoire collective la place des individus dans ce conflit-là, et en même temps réintroduire dans l’Histoire collective les territoires qui ont supporté ces misères-là.

Des historiens renommés, de jeunes chercheurs, au vu de leurs trouvailles dans les archives, se sont rendus compte que le discours historique officiel était loin de refléter ce qui s’était réellement passé. Ils ont trouvé à Craonne, un territoire, un lieu symbolique, pour ne pas dire emblématique où, en toute liberté, dans un esprit d’équipe, ils allaient pouvoir mettre leurs compétences au service du décryptage des faits, et les confronter aux communiqués et discours officiels.

Des gens d’esprit ouvert se sont réunis ici pour dire « est-ce qu’on peut laisser transmettre des analyses aussi fausses sur ce conflit-là ? ». Ces historiens sont intervenus au bon moment, avant qu’ad vitam aeternam on donne de mauvaises explications à ce sujet.

Cette équipe s’est renforcée au cours des années. Dernièrement, un doctorant est venu soutenir sa thèse à Craonne, avec un jury venu des quatre coins du pays. Chaque année, une association locale, La Cagna, organise une journée du livre 14-18, où des conférenciers de haut niveau viennent partager leurs travaux et communiquer avec un public très intéressé. Vous avez pu le constater puisque chaque année, vous, les anars de Merlieux, y tenez un stand qui fait jaser…

Frédéric Rousseau, André Loez, Philippe Olivera, Nicolas Offenstadt… voilà des historiens, des universitaires, des enseignants qui sont devenus de véritables compagnons de route. Ce sont des gens de cœur, désintéressés, intègres. ça me plait bien d’être avec eux, moi le paysan.

Les combats que l’on mène ici, car ce sont de vrais combats, tournent autour de la dignité humaine, autour de « qu’est ce qu’on a fait à l’époque ? » et « est-ce qu’on a le droit de masquer la vérité, d’être complice d’un mensonge ? » Ce qu’on appelle l’école de Craonne, cette façon de penser, cette façon de travailler, c’est aussi pour tenter d’expliquer pourquoi la vérité a été cachée.

Pour l’histoire officielle les « poilus » avaient « consenti au sacrifice », pour nous, pour l’histoire sociale, ils y avaient été contraints. Ce n’est pas pareil. Ce sont des choses qu’on a voulu étouffer : surtout ne parlons pas de ça.

Il est temps de remettre sur le devant de la scène la souffrance des hommes, de ces populations qui sont venues mourir ici pour des intérêts qui n’étaient pas les leurs.

Il y en a qui se sont révoltés. Pour moi il ne s’agit pas de mutinerie. Ils sont redevenus des citoyens et ils se sont révoltés. La République, avec ses tribunaux militaires, ses jugements iniques, ses exécutions sommaires a assassiné ces contestataires. L’école de Craonne essaye de mettre, dans un langage clair, qu’on ne peut pas tout accepter. On ne peut pas faire subir n’importe quoi à n’importe qui. Il faut tirer les leçons de l’histoire et rester vigilant. Moi, mon engagement c’est ça : un appel à la vigilance.

Notre engagement est donc aussi au niveau du système social qu’on remet en cause. Ce système industriel capitaliste qui sacrifie les hommes au profit de l’argent, au profit du profit en fin de compte.

Aujourd’hui, même si ce n’est pas encore fait, on sent un mouvement au niveau de l’Etat, visant à reconsidérer le statut des « mutins », et celui des « fusillés pour l’exemple ». Alors réhabilitation ou pas ?
Noël Genteur :
J’ai bien peur qu’une réhabilitation soit l’occasion pour une République qui se veut parfaite de se refaire une vertu qu’elle ne mérite pas. Une réhabilitation redorant le blason de l’état enterrerait une ignominie qui doit rester dans la mémoire collective. Elle exonèrerait les responsabilités des hommes politiques qui se cachent derrière une entité collective. On réhabilite et on passe à autre chose. Affaire classée. Et bien non.

Vérité et justice, voilà ce que nous leur devons, comme d’ailleurs à tous les autres sacrifiés. Ceux qui ont été fusillés, exécutés sommairement n’ont rien à envier à ceux qui ont mis trois jours à crever dans les barbelés sans pouvoir être secourus, à tous ceux qui sont tombés sous les balles et les obus.

Pour moi, ce que je demande, c’est pas qu’on fasse aux fusillés une place particulière aux Invalides comme le demande François Hollande, c’est qu’ils réintègrent le statut de soldats normaux, comme des bonhommes normaux dans le cadre de leur histoire qui, elle, n’est pas normale.

L’impact sur la vie des femmes et des enfants lorsque leur père ou leur mari a été fusillé à tort, comment on peut rattraper ça ? C’est pas possible.

Quand on pense à Blanche Maupas, qu’on est venu chercher dans sa classe, qui est partie avec son ballot sur le dos, ses deux gosses à la main. On lui a dit : « t’es institutrice, tu dois dégager, t’es la femme d’un lâche ! » Et comment on va rattraper tout ça ? On ne peut pas rattraper.

Moi j’ai eu un témoignage qui m’a fait comprendre la souffrance de ces familles. C’était il y a 20-25 ans, je recevais une classe de primaire pour leur expliquer un peu cette histoire là, et l’instituteur était venu avec une personne en plus. C’était une dame de 80 ans qui a passé la journée avec nous ; et l’instituteur m’avait amené par ses questions à parler des fusillés, de la souffrance des hommes, des procès, des conseils de guerre, de cette injustice militaire… Le soir la dame m’a pris à l’écart, elle m’a embrassé et elle s’est mise à pleurer. C’était fin septembre et elle me dit : « Monsieur, vous venez de m’offrir mon premier Noël de ma vie ». Sur le coup, je n’ai pas compris. Et elle m’a dit : « Je suis une fille de fusillé pour l’exemple, j’ai plusieurs frères et sœurs, et à cause de cet événement là on n’a jamais eu de réunion de famille, j’ai jamais eu un Noël en famille. ». On a du mal à imaginer des choses comme ça… Et elle me dit : « Cette année je vais réunir ma famille, et je vais leur parler comme vous avez parlé. » Et ça c’est il y a 20 ans, c’est pas il y a 100 ans. Voyez la puissance, l’impact qu’ont eu ces événements là dans la vie des gens.

C’est pas de la philosophie, c’est pas de la politique. Ce dont on parle, c’est ce qui a collé à la peau de certaines personnes et notamment les premières générations qui ont suivi, les enfants de ces gens-là. C’est ça qui a été terrible ! Et cette dame-là, qui n’a jamais connu son père et dont la vie a été ravagée, comment voulez-vous matériellement ou intellectuellement, comment voulez vous compenser ces 80 ans de souffrance ? C’est pas parce qu’on va réhabiliter le gars que ça va changer quelque chose, ni pour le gars ni pour eux.

Le principal bénéficiaire de la réhabilitation, je le répète, ce ne sont pas les victimes, c’est le système politique qui veut effacer ses fautes.

Penses-tu que le centenaire de 14-18 peut être l’occasion de faire advenir toutes les choses qui n’ont pas été dites jusque là ?
Noël Genteur :
Peut-être. Peut-être on va pouvoir commencer à en parler, le temps est passé.
Mais si on avait pas été là pour en parler je pense qu’on en reparlerait pas encore. N’oubliez pas que certaines archives sont bloquées 120 ans après la mort des gars.

La vérité, c’est ça qu’on attendrait du nouveau président de la République de gauche, disons qui se dit de gauche. C’est pas le plus important de ce qu’il y a à faire mais c’est très important quand même, parce que c’est ce qui va rester de l’Histoire. Rétablir la vérité c’est un combat, je le mène à mon niveau. Les marches du 16 avril ponctuées de textes forts contribuent à cette prise de conscience qu’il ne faut pas écouter le bruit du canon, qu’il ne faut pas suivre les bellicistes.

Pour cette première année de commémoration du centenaire, j’organise avec La Cagna une autre marche de la mémoire, une marche de partage. Elle reprendra du 26 août au 13 septembre 2014, sur 450 km, l’itinéraire suivi par deux régiments de l’armée d’un général qui a désobéi. Cette 5ème armée était commandée par le général Lanrezac, qui pour sauver ses hommes encerclés par les allemands a donné l’ordre de se replier en désobéissant à Joffre, aux politiques de l’époque. C’est lui qui avait raison, et ses soldats qu’il a refusé de sacrifier ont contribué fortement à assurer ensuite la victoire de la Marne.

Ce général a été limogé début septembre 1914, comme 140 ou 150 généraux de l’époque. Les généraux entre eux se sont fait la guerre. Ça on ne le sait pas.

C’est pour ça que je l’ai appelé la marche de la vérité, parce qu’il faut dire ce qui est. Certains ont été limogés, on le découvre aujourd’hui, non pas comme le disait Joffre parce que vieux ou incompétents, mais à cause de leur lucidité.

Les mois d’août-septembre 1914, c’est le temps de la guerre de mouvement, c’est une période où tout le monde a vécu dans l’illusion. Et si j’organise cette marche de la vérité, c’est pour que les gens avec leurs pieds reviennent à la réalité des choses. C’est basique ce qu’on va faire ensemble. Partager ce que d’autres ont vécu dans des conditions terribles. Mettre en relief que c’est déjà le début du grand mensonge « vous serez tous rentrés pour Noël ». Quand on voit les communiqués et les journaux de cette époque là, on lit qu’il n’y a que des ennemis qui meurent. à les écouter, du 18 ou 20 août jusqu’en décembre 14, les français passent à travers les balles, il y a que les ennemis qui meurent ; c’est terrible : dès le début on met en place un grand mensonge. Quand on sait que rien que le 22 août 1914, il y a 27 000 tués…

Imaginez aujourd’hui, que sur les ondes le président de la République dise « Chers compatriotes, aujourd’hui 22 août 2014, on a perdu 54 000 de nos concitoyens » (on est 60 millions, ils étaient 30 millions à l’époque) !

On nous serine que les gaillards de l’époque, des ruraux pour la plupart, étaient des gars solides, taillés pour pouvoir supporter tout ça. On se fout de la gueule de qui là ? Moi quand je me coupe, mon sang il coule et j’ai mal ; c’est pas parce que je suis paysan que ça change quelque chose.

Donc, on va parler de chose comme ça, chaque jour, dans les villages traversés.

J’espère que ces quatre années de commémoration seront l’occasion d’ouvrir les yeux de celles et ceux qui ne se sont pas encore intéressés à ce que furent ces quatre années de guerre, ne serait-ce que pour les dissuader d’être les futurs soldats de futures boucheries. Il faudra bien arriver un jour à reconnaître que cette guerre de 14-18, c’était une guerre industrielle, avec des profiteurs qui se sont enrichis avec la mort des poilus. Il faudra bien avouer que la République et les hommes politiques qui la représentaient étaient au service de ses profiteurs, et que cette république en sacrifiant des générations de jeunes gens, dans des conditions ignobles, s’est complètement disqualifiée en tant que système digne de nous représenter.

Noël Genteur, lorsque tu demandes à ce qu’on revisite l’histoire de cette guerre de 14-18, qu’on rétablisse la vérité, toute la vérité, qu’on énonce clairement les responsabilités des hommes politiques de l’époque, qu’on reconnaisse clairement que la République s’est mise du côté des exploiteurs contre le peuple, je pense que tu as conscience que tu dis en même temps qu’il faut réfléchir à la mise en place d’une organisation sociale qui rendrait impossible de telles exactions ?
Noël Genteur :
J’en ai pleinement conscience. Parfois je rêve d’une autre organisation sociale, où le collectif serait au service de l’individu. Malheureusement, aujourd’hui, le rapport de force ne semble pas encore favorable pour un tel changement.

 

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